3 février 2017

Lettre d'un ami


       Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre d’un ami. Je la retranscris ici sans en rien retrancher :

       Mon cher J…,

       Comme tu le sais, j’ai emménagé il y a un mois à V…, où je connais de nouvelles conditions de vie et d’activité. À de nombreux égards, ma vie actuelle est plus enviable que celle que j’avais vécue jusqu’alors. Et pourtant, certains souvenirs du passé viennent m’assaillir et troubler ma tranquillité.
       Je me souviens de la froide nuit de janvier que j’ai passée sur un banc, à Cannes, à greloter et à attendre un soleil qui ne voulait pas se lever.
       Je me souviens des longues heures que j’ai passées à attendre à Pôle Emploi, assis sur une chaise au milieu des arabes, avec mon bac plus huit.
       Je me souviens des gueules ravagées des vieilles Portugaises et Albanaises à qui je donnais des cours de français pour le Secours Catholique.
       Je me souviens des garçons obèses et des petites maghrébines dans leur HLM à qui je donnais des leçons pour quatorze euros de l’heure.
       Je me souviens de tous ces moments, et je me dis que ce sont de tels moments qui comptent vraiment, et que je me rappellerai à l’instant de ma mort. Je me dis que jamais je ne me suis senti plus vivant, plus libre, plus heureux qu’alors, lorsque j’étais le dernier des derniers, un rebut de la société, baignant dans le mépris, l’indifférence et l’humiliation. Aujourd’hui, j’évolue dans des locaux aseptisés, avec des toilettes impeccables et des écrans d’ordinateur dans chaque pièce, au milieu de gens avenants qui me saluent poliment lorsqu’ils me croisent. Mais je sais que ce n’est que lorsque l’on trempe dans les eaux glacées de la solitude et de l’adversité que l’on peut vraiment se connaître. Tout le reste n’est que rêve et illusion.
       C’est pourquoi, demain, je partirai. Qu’ils gardent leur confort, leur argent et leurs bonnes manières. Je n’emporterai rien et je m’en irai le long des routes, comme Caine dans Kung Fu, à la rencontre de la veuve et de l’orphelin, des paumés, des éclopés, des inadaptés. Car c’est là qu’est ma place, c’est là que sont mes frères. Humble parmi les humbles. Pauvre parmi les pauvres.