11 mars 2021

L'échec de la loi Sempronia, ou la fin de l'illusion politique



Les réformes agraires initiées par les Gracques constituent une tentative exemplaire de redistribution rationnelle des richesses au profit des classes les moins favorisées de la population. Revêtus des pouvoirs et de la dignité de tribuns de la plèbe, soutenus par une austérité morale et des vertus personnelles soulignées en son temps par Plutarque, dotés de toutes les qualités d’éloquence, de détermination et de justice qui pouvaient leur permettre de mener à bien leur tâche, favorisés dans l’accomplissement de celle-ci par une situation objectivement inique et par le soutien d’une bonne partie des citoyens de Rome, Tiberius et Caïus Gracchus avaient tout pour réussir. Leur échec total et la faillite absolue de leurs réformes n’en sont que plus représentatifs de la fin des illusions politiques, dès le second siècle avant notre ère.
Petit-fils de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal, Tiberius Gracchus est élu tribun de la plèbe en 133 av. J.-C. Profitant de circonstances favorables, les consuls étant absents de Rome, il propose une loi révolutionnaire, la Lex Sempronia, qui projette de mettre fin aux usurpations de l’ager publicus. En théorie propriété du peuple romain, l’ager publicus était dans les faits occupé par une minorité de grands propriétaires terriens, de classe sénatoriale. La Lex Sempronia instituée par Tiberius limite à 125 ha les parcelles individuelles, et décide redistribuer toutes les terres récupérées aux citoyens pauvres, par lots de 7 ha. Afin d’appliquer ces dispositions, un triumvirat est élu, composé de Tibérius, de son frère Caïus, et de son beau-père Appius Pulcher.
Cette loi suscite une opposition virulente du Sénat qui, par un coup de force, obtient qu'un des collègues de Tiberius, Octavius, y oppose son veto. Octavius est destitué par le peuple et la loi est finalement votée. Tiberius est assassiné au Capitole le jour du concile de la plèbe, alors qu’il brigue un second mandat. Son corps est jeté dans le Tibre, trois cents de ses partisans sont massacrés.
Une dizaine d’années plus tard, en 123 av.  J.-C., son frère Caïus est à son tour élu tribun de la plèbe. Il entreprend une vaste série de mesures, notamment des fondations de colonies et des distributions de blé aux citoyens défavorisés. Il reprend la réforme agraire de son frère en restituant le pouvoir de juridiction aux triumvirs et en portant à 50 ha la valeur des lots distribués. Alors qu’il supervise à Carthage la fondation d’une nouvelle colonie, il est victime d’une campagne de dénigrement à Rome de la part de ses adversaires. N’étant pas réélu au tribunat de la plèbe et voyant ses mesures abrogées par le consul Opimius, il fait sécession et il est finalement assassiné alors qu’il avait cherché refuge dans un bois sacré. D’après Plutarque, son corps et ceux de ses partisans furent jetés dans le Tibre, tous ses biens furent confisqués. C’est la première fois que des luttes intestines prirent une telle ampleur à Rome. La loi Sempronia fut abrogée, le partage des terres annulé, d’après les historiens il n’y avait plus qu’environ deux mille citoyens propriétaires fonciers à Rome à fin du second siècle avant J.-C. Le tribunat de la plèbe voit quant à lui ses prérogatives abaissées après les Gracques. Sylla lui retire le pouvoir d’intercessio, César utilise les tribuns à des fins d’agitation politicienne. Les rivalités politiques à Rome prennent de plus en plus une tournure militaire, les terres sont dorénavant distribuées aux légionnaires. C’est la fin de la Res Publica et l’avènement de la Dictature, puis du Principat.
Les réformes des Gracques représentent ainsi la dernière et la plus considérable tentative de redistribution législative des richesses dans l’Occident classique. Près de vingt siècles plus tard, le même processus historique se renouvellera lorsqu’à la Convention nationale succèdera une dictature militaire de type impérialiste.
 
Sources
- Jacques Ellul, Histoire des institutions, t.1-2, L’Antiquité
- Plutarque, Vies des hommes illustres, Tiberius et Caïus Gracchus
- Wikipédia, Les Gracques

6 commentaires:

  1. Bonsoir Laconique,

    J'ai lu de La Révolution aux révoltes d'Ellul (et le tome 2 de son histoire des Institutions), mais pas l'illusion politique. Du coup, je ne comprends pas bien votre billet. Est-ce la politique en soi qui est illusoire, condamnée à ne pas parvenir aux buts que l'on se donne ? Ou bien seulement un certain type de politique (révolutionnaire, favorable aux classes exploitées et dominées) ?

    Sinon, en tant que matérialiste déterministe, l'affirmation que "X avait tout pour réussir" n'a pas de sens à mes yeux. Si X n'a pas réussi, c'est que le contexte historique ne le lui permettait, aussi grandes soit ses aptitudes ou mérites personnels. Il n'y a ni monde alternatif à observer pour pouvoir connaître à proprement parler les conséquences d'autres choix, ni possibilité même qu'un tel monde exista. Il n'arrive que ce qui doit arriver, en bien ou en mal, en fonctions des forces en présence. En tout cas, ça me semble la semble interprétation du réel conforme avec le matérialisme, lequel est lui même l'ontologie la plus économe et la plus rationnelle.

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  2. Merci pour ce commentaire, cher Johnathan Razorback . « L’illusion politique » est à prendre ici au sens absolu, c’est-à-dire la croyance que la politique peut changer concrètement quelque chose. Ce billet était destiné à une plateforme où s’expriment beaucoup de gens de « gauche », de gens qui attendent toujours la Révolution et le Grand soir contre le capitalisme. Je voulais montrer que ces positionnements étaient très anciens, qu’ils ont été bien plus radicaux par le passé, et qu’ils ont échoué. J’ai lu L’Illusion politique d’Ellul, mais j’ai eu du mal. J’ai trouvé le livre complexe, un peu rébarbatif, avec certains aspects qui ont vieilli depuis plus d’un demi-siècle. Mais il y a des constats très justes dedans, notamment au début, sur l’obsession politique de l’occident – dont vous-même n’êtes pas exempt me semble-t-il.

    Je retrouve dans votre second paragraphe votre déterminisme spinoziste. Cette position m’a toujours semblé un peu courte sur le plan philosophique. Sur le plan historique en revanche elle a sa légitimité, il est même assez difficile d’y échapper. Pour être franc je ne pense pas qu’un monde aurait pu exister où les Gracques auraient pu triompher. Les facteurs objectifs de la situation étaient trop en leur défaveur, je vous rejoins là-dessus.

    Enfin cet article était aussi un hommage à la Vie des Gracques de Plutarque. Nous sommes obsédés par le religieux et nous avons tendance à oublier nos racines gréco-romaines.

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  3. D'accord, merci pour ces précisions.

    Il est vrai que j'accorde beaucoup de temps et d'investissement personnel à la politique, trop peut-être pour mon équilibre personnel. Je me crée beaucoup de soucis. Mais j'aime aussi à penser que ce sont des soucis relatifs à quelque chose d'autre que ma petite existence, et qui en vaut la peine. Il faut bien s'occuper lorsqu'on ne croit pas avoir une âme immortelle à sauver...

    Je pense tout de même que la politique peut changer beaucoup de choses, même si c'est souvent en mal. Mais il y aussi des progrès historiques. Même la redistribution agraire durant la Révolution française a partiellement "réussie", à la différence des Gracques. Il s'en ait suivit une classe de paysans-propriétaires beaucoup plus nombreuse, ce qui a eu des conséquences sur l'industrialisation plus tardive de la France par rapport à la Grande-Bretagne où la paysannerie dépossédée a fourni le prolétariat industriel, etc.

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  4. J’ai quelquefois eu l’occasion d’évoquer votre rapport à l’existence au cours de nos échanges, cher Johnathan Razorback. Je ne vous connais pas vraiment, et le but de ce blog n’est pas du tout de rentrer dans des considérations personnelles. Mais j’ai eu plusieurs fois l’occasion de vous dire que je soupçonnais en vous une nature fortement intellectuelle, fortement attachée à la rationalité, et les décalages que cela peut occasionner avec notre société actuelle, émotionnelle, court-termiste, techno-dépendante, etc. Mais c’est en réalité un problème ancien, apparu à mon sens dès la moitié du XIX e siècle et traité, à leur manière, par Baudelaire, Flaubert, etc. Le monde créé par l’homme à l’issue de la période industrielle n’est plus vraiment un monde humain, et les anciennes catégories cardinales comme la politique n’y ont plus du tout la place de naguère. C’est précisément le thème de L’Illusion politique d’Ellul.

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  5. Merci pour ce condensé de vos lectures. Je ne connaissais pas cet ouvrage d'Ellul.
    Illustration de l'énantiodromie en politique ?

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  6. Oui, cet article est assez plat, c’est un condensé de lectures, un copié-collé, j’essaierai de faire mieux la prochaine fois. L’Histoire des institutions d’Ellul est une institution. Je ne pense pas que l’on puisse y voir une illustration du concept auquel vous faites référence. Je n’ai toujours pas lu Jung, et je ne sais pas si j’en aurai l’occasion un jour !

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