4 octobre 2012

Les Liaisons dangereuses


      Je relis depuis quelque temps Les Liaisons dangereuses, avec beaucoup de plaisir et d'intérêt. Je connais peu de réussites aussi incontestables dans notre littérature, peu de romans français qui jouissent d'une telle unanimité critique. C'est le livre préféré de presque tous ceux qui l'ont lu, et la meilleure illustration pour eux du plaisir que peut procurer la lecture. Beaucoup d'auteurs ont aussi écrit sur Les Liaisons dangereuses, et comme ils ont voulu prouver qu'ils étaient au moins aussi intelligents que leur sujet (et ce n'est pas peu dire), ils ont en général écrit beaucoup d'âneries (la palme du galimatias ampoulé revenant, comme souvent, à Malraux). Si je devais définir pour quelle raison le chef-d'œuvre de Laclos se situe tellement au-dessus des autres romans libertins de son siècle, je dirais tout simplement ceci : dans Les Liaisons dangereuses, tout est subordonné à l'intrigue. Au contraire de Dorat et Crébillon  avant lui, de Stendhal après (cf. Lucien Leuwen), Laclos ne se permet jamais de faire de l'esprit gratuitement. Son ouvrage possède la rigueur et parfois la sécheresse d'une démonstration mathématique. Laclos ne s'égare pas en chemin, chaque lettre, chaque phrase est directement motivée par les nécessités du récit. Plutôt que d'employer les ressources admirables de son intelligence à briller, il les a toutes mises au service de son histoire et de ses personnages, qui, de ce fait, sont devenus de véritables archétypes. A cet égard, il est de la même famille d'esprits que Racine (auquel les Liaisons font plusieurs fois référence), lequel dédaignait de faire de beaux vers bien frappés à la Corneille, pour bâtir des pièces impeccables et cristallines.
      Chez Laclos, le style est totalement subordonné aux personnages, et les personnages eux-mêmes sont totalement subordonnés au type qui est le leur et qui les détermine. Voilà pourquoi Valmont, contre toute logique, contre ses aspirations les plus profondes, envoie la fameuse lettre de rupture à la Présidente de Tourvel : il est un libertin, et il doit remplir son rôle jusqu'au bout. Par cet aspect comme par tant d'autres, Les Liaisons dangereuses relèvent de la tragédie classique : des principes abstraits gouvernent les protagonistes et triomphent de leurs inclinations les plus sincères ; l'esprit est plus fort que la matière. Le trait de génie de Laclos, c'est d'avoir substitué le vice à la vertu, et d'avoir démontré que le libertinage assumé est tout aussi exigeant, tout aussi héroïque dans son genre que le devoir sévère de la tragédie classique. Il exige qu'on lui sacrifie tout, jusqu'à son bonheur, jusqu'à sa vie.
      Comme je comprends Laclos, ses principes, son esthétique, ses motivations... Et combien Les Liaisons dangereuses auraient mérité qu'on fasse preuve à leur égard de la même simplicité et de la même sobriété qu'elles ont si magnifiquement illustrées...
            

3 commentaires:

  1. Un long article de votre part, cher Laconique, qui prouve que vous êtes aussi impeccable et brillant sur la distance !

    La tronche de Laclos, placée en illustration de votre texte m'étonne toujours. On oublierait presque qu'il a un visage tant son oeuvre, qui ne tient finalement qu'à ces "Liaisons", éclipse l'homme même. Je me souviens avoir été surpris de découvrir à l'époque ce visage, celui d'une mec tout ce qu'il y a de plus lambda, sans signes distinctifs ni particularités tels qu'on pourrait s'imaginer les trouver chez un génie capable de pondre un tel chef-d'oeuvre, qui brille sur tous les plans. On pourrait dire ça de beaucoup d'auteurs d'oeuves extraordinaires, je vous l'accorde, mais je trouve que cela est encore plus frappant chez Laclos. Sa gueule est d'une banalité monstre ! En plus, c'est la seule image qu'on ait de lui, il me semble, peinte qui plus est : voilà qui est largement suffisant pour attiser la curiosité et se poser des questions. Dont la première : comment un esprit humain peut-il accoucher d'une telle perfection dans la forme, l'analyse psychologique, l'intrigue ? Pour moi cela dépasse l'entendement... A la limite, du coup, on pourrait presque penser que c'est un coup de chance, une conjonction de dispositions favorables à l'élaboration de l'oeuvre parfaite toute réunies au même moment chez la même personne sans que celui-ci en est la pleine conscience, incapable d'ailleurs par la suite de réitérer la manœuvre.

    Mais vous en parlez mieux que je ne pourrais le faire, cher Laconique, aussi ne puis-je qu'applaudir aux qualités et à la justesse de votre analyse de laquelle nous ne pouvons qu'être admiratif, tout comme de l'intelligence diabolique de Valmont, personnage ambigu et inoubliable auquel vous rendez hommage avec verve.

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  2. Je vous remercie pour ce commentaire où je vous retrouve bien, cher Marginal. Je vois (mais je le savais déjà) que je n’ai pas affaire à un béotien ! Je retrouve également votre sensibilité très aiguë pour tout ce qui est du domaine de l’image. Pour compléter (et éclairer) vos observations, je vous livre la description de Laclos par une de ses contemporaines : « Ce grand monsieur maigre et jaune en habit noir, (…) à la conversation froide et méthodique, (…) qui vient si souvent chez moi… Je n’y suis puis pour lui… Si j’étais seule avec lui, j’aurais peur… » Personnellement, je ne trouve pas son visage « d’une banalité monstre ». J’y vois (ou il me plaît d’y voir) quelque chose d’un peu renfermé, de très concentré, d’une intelligence et d’une pénétration rares, un visage propre en un mot à écrire « Les Liaisons dangereuses » ! Mais tout cela est très subjectif…

    Vous vous étonnez de cette production d’un chef-d’œuvre parfait, qui est resté sans suite. Vous avez tort, à mon avis, de « presque » supposer Laclos « incapable par la suite de réitérer la manœuvre ». Tout ceci s’explique par la biographie de Laclos. Aux alentours de la quarantaine, conscient de sa valeur et languissant, dans l’armée, dans un « métier qui ne devait me mener ni à un grand avancement ni à une grande considération », il substitue une ambition littéraire à ses ambitions militaires déçues, et déclare ceci : « Je résolus de faire un ouvrage qui sortît de la route ordinaire, qui fît du bruit, et qui retentît encore sur la terre quand j’y aurais passé ». Une fois son grand dessein accomplit, il se marie, la Révolution éclate, il est emprisonné, puis promu général par Napoléon, il voyage en Italie, il fait des campagnes, bref, la vie a repris le dessus sur la littérature (ce que nous pouvons, pour notre part, déplorer)…

    J’ai été bien trop long, mais je vois chez Laclos un mélange rare de talent, de pénétration et de probité, et j’ai voulu lui rendre justice !

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  3. Merci pour ce complément d'informations, cher et précieux Laconique, vous êtes unique, le roi pour la littérature !

    En ce qui concerne la tronche de Laclos, où il y aurait "quelque chose d’un peu renfermé, de très concentré", avec ces yeux d'un noir profond, je vois ce que vous voulez dire, vous n'avez pas tort, mais je reste quand même sur ma première impression.

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