16 mai 2013

La ligne et la matière

   
       Quelle chose étonnante que la matière ! Et si puissante… L’immense majorité des êtres vivants ne connaissent rien d’autre qu’elle, de leur naissance à leur disparition. Elle étend son influence partout, détermine toutes les mutations, enserre toute chose de ses liens cruels ou délicieux. Et pourtant la matière a été vaincue… Le langage est le signe le plus manifeste de cette victoire, lui qui reflète les essences idéales et immatérielles. Qu’est-ce donc qui a pu vaincre la matière, dont l’empire semble si absolu sur tous ceux qui lui sont soumis ? Ce qui a vaincu la matière, c’est son opposé : c’est la ligne. Examinons donc rapidement les principales propriétés de l’une et de l’autre.
      - La matière change tout le temps. Chacun de ses états génère un état contraire. La ligne est immobile et immuable.
      - La matière a toujours un goût, une saveur, souvent pénible, parfois agréable. La ligne n’a aucun goût, elle est absolument insipide.
      - La matière contraint celui qui s’y abandonne. Elle est pure causalité. La ligne se déploie sans contrainte, elle est à la fois manifestation et expérience de la liberté.
      - La matière tend vers l’anéantissement. La ligne est éternelle.
      S’affranchir de la matière n’est pas une entreprise aisée, mais du moins le chemin pour y parvenir est clairement identifié. Il faut pour cela se couper des données sensorielles, se rendre indépendant des circonstances, ne pas dévier. Dès lors, avec le temps, quelque chose se dégage des contingences, une discipline, une ligne. Alors seulement l’existence entre dans une nouvelle dimension : l’antique aliénation disparaît, le sujet domine son environnement, la vie devient un acte créatif.

11 commentaires:

  1. Ah la la,cher Laconique je me demandais où vous alliez nous entraîner cette fois en débutant la lecture de votre article et encore plus lorsque vous commencez à parler de "la ligne". Pourtant ce que vous dites à propos de "la matière" en préambule est incontestable, de même que ce que que vous énoncez concernant "la ligne" me semble très juste. Non, non, ce que je me demandais c'est où vous vouliez en venir !

    Et puis tout s'éclaire avec la conclusion de votre article. C'est en fait à une leçon de sagesse que vous nous conviez : une fois de plus vous voulez nous enseigner à nous affranchir de cette fameuse matière à laquelle nous sommes tant soumis, nous couper du monde sensible en somme, afin de suivre la voie, un précepte que vous érigez même en principe suprême !

    Mais il y a quelque chose de plus ici : il ne s'agit plus seulement de vivre une existence sans souffrances et sans saveur, mais de "dominer son environnement" et de transformer la vie "en acte créatif". Le renoncement et la fadeur font place à la joie et à la diversité pour un futur où tout devient possible, une vie triste et monotone laisse sa place à une vie génératrice d'avenir.

    Et au cœur de ce bouleversement capital se trouve le procédé que vous mentionnez en ces termes : "acte créatif". Ces derniers mots me paraissent essentiels. En effet, avec le terme "créatif", apparaît dans votre article la notion d'art. D'ailleurs, cette ligne dont vous parlez avec tant de verve ne représente-t-elle pas elle-même l'art dans ce qu'il a de plus beau et de plus concis ? On pourrait à ce propose rappeler que les plus grands artistes, les Matisse, Picasso et consors, reviennent à la fin de leur vie, après avoir exploré les territoires de la création jusque dans leurs confins, vers la ligne pure. Et l'art justement, ne permet-il pas d'échapper aux contingences de ce monde, de s'en évader avec légèreté pour quelques instants, de "s'affranchir de la matière" ? Je le crois.

    Pour fini, je souhaite citer Friedrich Nietzsche qui évoque également cette fameuse "ligne" : "Formule de mon bonheur : un "oui", un "non", une ligne droite, un but..."

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  2. Eh oui, cher Marginal, je tourne toujours autour des mêmes thèmes ! Je me plais dans la littérature édifiante, tout d’abord parce que c’est un genre dont je déplore un peu la disparition, et puis aussi parce que c’est ce que j’aime lire : Platon, Tchouang-tseu, etc., vous me connaissez depuis le temps ! Je vous félicite d’ailleurs au passage pour les liens très judicieux que vous avez indiqués, on voit que vous avez parfaitement saisi la cohérence de l’ensemble, mais je suis moins varié que vous, je radote un peu, ce qui vous facilite la tâche !

    Je reconnais bien l’âme artistique du Marginal Magnifique dans l’analyse fine et habitée que vous faites de ce que j’entends par le mot « ligne ». Oui, l’art, la création, c’est bien là votre domaine, et c’est en effet la forme la plus libre qui soit des modes d’expression à notre disposition. Mais si l’art est au sommet, il y a bien d’autres façons de manifester une « ligne » dans la vie : toutes les formes de discipline, que ce soit sur le plan alimentaire, sportif, spirituel aussi, contribuent à donner un sens à l’existence, à l’anoblir, et je sais que le Marginal est adepte de plus d’une ligne exigeante et ardue ! Je crois que c’est indispensable d’avoir une ligne ou une autre dans l’existence, la vie est dure, elle vous broie comme un bulldozer , comme vous l’avez bien dit dans votre dernier poème, et rester fidèle à un idéal est une nécessité pour enchanter un peu tout ça…

    Il est vrai que beaucoup d’artistes tendent à une esthétique de plus en plus épurée avec le temps, dans tous les arts, en musique aussi, même en cinéma. Certains critiques y voient un signe d’affaiblissement des facultés créatrices, mais je pense qu’il s’agit plutôt de se recentrer sur l’essentiel. Je connais moins bien les peintres que vous, aussi je vous suis reconnaissant d’apporter vos lumières et de citer des artistes qui, sans cela, n’auraient guère eu la possibilité d’apparaître sur ce site un peu monomaniaque… Vous citez Nietzsche aussi, et une phrase de lui qui avait retenu mon attention également : « Formule de mon bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but. » Le problème avec Nietzsche, c’est qu’il a un peu dit tout et son contraire, et qu’on pourrait trouver l’inverse exprimé dans ses textes, à savoir que toute discipline, toute ligne de conduite est un symptôme de décadence, de dégénérescence de l’énergie vitale, etc. En tout cas ça me fait toujours plaisir de voir citer Nietzsche quelque part, il y a des points de convergence en lui et vous, mais à mon avis vous trouveriez encore plus de profit à vous tourner du côté de Stirner , un philosophe que je n’ai pas lu mais qui vous plairait je crois, ennemi des religions et des systèmes, apôtre la liberté intégrale de l’individu, auteur de la phrase suivante, bien Marginalesque : « Rien n’est, pour Moi, au-dessus de Moi ! »

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    1. Je vous remercie pour ce très bon lien, cher Laconique, qui m'a naturellement conduit vers un encore meilleur.

      Au passage, je vous suggère de retirer cette espèce de filtre pour les commentaires consistant à devoir taper des lettres avant de publier. Je ne sais pas si vous en connaissez l'existence, puisque vous-même ne commentez pas vos articles, mais c'est assez pénible. Je pense que vos innombrables lecteurs n'ont pas besoin de cette embûche pour donner leur avis au sujet de vos si brillants articles. Cherchez dans les paramètres, je l'ai moi-même fait !

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  3. Vous me faites bien rire, cher Marginal. Je vous fais confiance pour surfer sur Wikipédia et, à partir de n'importe quel article, aboutir à des summums de radicalité et d'anticonformisme.

    Je vous remercie vivement pour votre conseil concernant le filtre, dont j'ignorais effectivement l'existence. Je vais travailler à régler cela dans les plus brefs délais !

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  4. Votre texte est si brillant et élaboré dans la réflexion que j'avoue humblement qu'il m'a donné matière à cogiter sérieusement. La nature humain est tant complexe entre bassesse et grandeur, avec ses rêves et aspirations qui la transcendent et ses limites aussi que je me demande si la ligne lui est accessible autrement que par la pensée philosophique et si oui, peut-elle avoir la discipline de s'y tenir. Mais, entre conjoncture et conjectures, l'essentiel est de vouloir donner un sens à sa vie et d'être optimiste dans sa ligne de conduite.

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    1. Merci pour votre commentaire, je suis flatté, mais je ne mérite pas tant d’éloges. Il n’y a rien de vraiment original dans ce que j’écris, je ne fais que formuler à ma manière les enseignements de base des sagesses traditionnelles. Si vous voulez vraiment vous creuser la tête, je vous conseille d’aller voir un ouvrage comme la Bhagavad-Gîta , au point de vue métaphysique et littéraire on ne fait pas mieux.

      Comme vous dites, la ligne semble difficilement accessible à notre pauvre nature humaine. Il semble déjà compliqué de se plier à une discipline dans des conditions idéales de calme et de quiétude, alors quand en plus on doit faire face à toutes les difficultés que la vie sème sur notre route ça paraît carrément utopique… Au bout du compte je crois qu’on peut y arriver, plus ou moins, mais il faut une bonne dose de foi (ou d’optimisme) pour cela !

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    2. Vous faites de la pub pour Amazon, dites donc, cher Laconique. Vous êtes en contrat avec ? Ce genre de partenariat commercial existe au cas où vous l'ignoriez !

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    3. Non, je ne fais pas de la pub pour Amazon, cher Marginal, mais j’indique comment se procurer les livres que j’aime. Il faut dire qu’il y a de très bons ouvrages en vente sur ce fameux site…

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    4. Là, je dois avouer que vous avez trouvé l'argument ultime en faveur de ce "fameux site". D'ailleurs je me demande encore s'il existe des clients d'Amazon qui n'ont pas encore lu ce best-seller numérique, ce chef-d'œuvre ultime, cet ouvrage culte entre tous ! Vos innombrables lecteurs ne s'y tromperont pas, eux...

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  5. Super, le filtre a disparu ! Bonne journée Laconique.

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    1. C'est grâce au Marginal ça :-). Quand il se lance dans une entreprise, il le fait à fond et aucun détail technique ne lui échappe...

      Bonne journée à vous.

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