25 mars 2015

Euripide et l'optimisme



       Lu Médée d’Euripide, avec le plus vif intérêt. Quelle chose contradictoire que la tragédie selon Euripide, et combien je m’explique aisément la perplexité qu’il suscita chez ses contemporains ! C’est qu’au fond Euripide, qui connaissait sur le bout des doigts les sophistes et possédait la plus grande bibliothèque de son époque, est un parfait représentant de l’intellectualisme athénien, au même titre que Thucydide ou Socrate. Mais ce qui est captivant, c’est qu’au lieu de faire intervenir la raison dans les domaines qui sont les siens, à savoir l’histoire et la philosophie, il la sollicite à chaque instant dans le genre qui semble la nier par son essence même : la tragédie. Rien n’est plus caractéristique à cet égard que l’entrée en scène de Médée, qui déclare doctement : « De tout ce qui respire et qui a conscience, il n’est rien de plus à plaindre que nous, les femmes. » Suit tout un développement philosophico-social sur la condition de la femme dans la cité grecque. Et c’est ainsi tout au long de la pièce. Loin de patauger dans la situation sordide de Médée et de Jason, le spectateur est sans cesse ramené vers le monde idéal des abstractions, des effets et des causes, des plaidoiries et des grands discours. On comprend dès lors l’accusation d’« optimisme » formulée par Nietzsche à l’égard d’Euripide dans La Naissance de la tragédie : tout le théâtre d’Euripide est en effet traversé par une sorte d’euphorie socratique, qui voit dans le langage l’outil indépassable pour expliquer les mystères de l’univers. Il en résulte que la souffrance, à force d’être expliquée, analysée, justifiée, devient une chose intelligible et perd son caractère de souffrance. Ce n’est plus le spectacle de la cruauté de la vie qui se donne à voir, ce sont des discours qui se déploient, de façon parfois presque abstraite. Les tragédies d’Euripide sont ainsi le reflet d’un moment unique dans l’histoire de l’humanité, le bref moment où les hommes ont sincèrement cru que le langage pouvait, à lui seul, contrebalancer le poids de toutes les misères de l’existence.

7 commentaires:

  1. Mais vous n'arrêtez pas, cher Laconique ! Pas de répit pour vos innombrables lecteurs... qui s'en réjouissent pour sûr. Il faut dire aussi que vous enchaînez les lectures diverses et variées, avec la célérité d'un black fuyant le KKK. Après le dernier Houellebecq et "Pan" de Hamsun, vous revoilà avec "Médée d'Euripide ! Comme je l'ai déjà souligné ici ou là sur votre merveilleux Goût des lettres, votre éclectisme vous fait honneur !

    Bon, vous nous pondez là encore un article de haute volée, érudit, cher Laconique : comme toujours avec vous, l'analyse est pertinente, bien construite et parfaitement formulée. Fut un temps où je voulais me lancer dans les dramaturges antiques, mais j'ai laissé tomber le théâtre depuis un moment, c'est le genre que j'apprécie le moins, car je le trouve artificiel. Cela étant dit, vous me donnez envie de me lancer avec vos histoires ! Je ne connais pas Euripide, mais il me semble en effet contradictoire de faire intervenir la raison dans la tragédie, domaine par excellence des passions et des pulsions. Je comprends très bien votre pensée sur ce coup-là, ce que vous voulez dire dans votre développement. Euripide parvient à transcender par le langage et la raison les passions humaines. N'est-ce pas la fonction première de l'art, avant qu'il ne fût dévoyé, au fond ? Tirer vers le beau, le noble, le monde sensible ?

    Puis, j'aime bien la citation que vous donnez. Elle est lucide, cette Médée ! Dans la vraie vie aucune femme ne serait capable d'un tel discours, et surtout pas la pire traînée amorale suceuse de bites, plus vile qu'un cafard.

    A+, cher Laconique.

    RépondreSupprimer
  2. Eh oui, cher Marginal, que voulez-vous, la critique est un genre de dilettante, c’est vite « pondu » comme vous dites, et dans la grande majorité des cas (à une ou deux exceptions près), il n’en reste rien… Quand la situation politique me rendra la sérénité d’esprit nécessaire, je me lancerai peut-être dans des genres plus nobles, mais il est rare que les bons critiques fassent de bons auteurs, alors espérons que je sois un mauvais critique ! Bon, je n’abuse pas non plus, la fréquence de mes publications est moindre que la fréquence de copulation d’un insecte blattoptère, pour reprendre votre élégante image ! Et puis, il faut bien se consoler un peu du mutisme du Marginal Magnifique. Heureusement que la page Facebook-LMM est là pour me donner ma dose d’euphorisant, sinon je serais définitivement en manque et je me rabattrais sur l’ecstasy !

    Oui, Euripide ça a vraiment été une découverte pour moi. Moi aussi, j’ai certaines réserves envers le théâtre, souvent c’est très léger et il n’en reste pas grand-chose. J’avais tâté un peu Sophocle, sans être ébloui. Euripide me travaillait, mais il a mauvaise réputation (trop « artificiel » justement). Et là, un beau jour, comme j’étais à Auchan (je vous raconte toute ma vie), je tombe sur le volume I de ses œuvres complètes en poche, et je lis le début des « Héraclides » : « Ma longue vie m’a enseigné que parmi les humains l’un se conforme à la justice dans ses rapports avec autrui, l’autre, qui n’a de cœur que pour son intérêt, est dans l’État un inutile, un voisin malcommode, dévoué seulement à lui-même. » Ouh là je me suis dit, là il y a du lourd, il faut creuser ça, on dirait un parallèle entre Bayrou et Sarkozy… J’ai sauté le pas, et j’ai pas été déçu ! Ça se lit très facilement cet Euripide, on dirait de la philosophie appliquée, c’est plein de maximes générales, c’est très actuel ! Vous pouvez y aller, en un après-midi vous torchez ça, c’est moins dense que du Shakespeare.

    Je vous laisse l’entière responsabilité de vos propos sur les femmes. Avec vous, la métaphore impudique surgit plus vite qu’un mort-vivant hors de son tombeau ! Je sais que LMM s’est souvent attiré des remarques acerbes de la gent féminine, outrée par son franc-parler, et je ne vous suivrai pas sur ce terrain-là ! Ce n’est pas ainsi que vous vendrez vos tee-shirts pour femmes, si stylés (quoique… Un peu de poigne fonctionne souvent dans ce domaine, et je pense que John Galliano ou Karl Lagerfeld ne s’embarrassent pas tellement de raffinement et d’euphémismes dans leurs propos).

    RépondreSupprimer
  3. C’est vrai qu’on vous devine dans votre élément, cher Laconique. Le plaisir que vous avez à nous parler d’Euripide transparaît vraiment, vous m’avez même remonté le moral ! (encore que l’évocation de Nietzsche m’a fait sentir à quel point son anti-intellectualisme m’était de plus en plus étranger).

    Euripide est un grand classique qui manque à ma culture, ainsi que Sophocle et Eschyle (quoique d’après les échos que j’ai pu avoir, les thématiques du dernier pourraient m’intéresser). Mais impossible de m’y consacrer présentement : d’une part, le temps est chose rare ; d’autre part, je m’occupe avant tout autre auteur de Platon, car en toute chose, y compris en philosophie, il faut commencer par le commencement, et le Banquet m’a bien plu, même si, comme dans le Phédon, on retrouve quelques fariboles mythologiques curieuses.

    J’ignorais que Le Marginal Magnifique vendait des vêtements. Après tout, pourquoi pas ? Ce n’est nullement honteux de chercher à réaliser quelques profits à la plus grande satisfaction de ses fans. Mais, au risque de l’asticoter (ce qui serait bien justifié après toutes ces piques liées à un certain film), je dois admettre que je préférerais que ces ventes répondent aux nécessités de la Bohème littéraire, qu’on aurait ressuscité pour l’occasion, plutôt qu’à un motif plus trivial , qui serait d’ailleurs quelque peu contradictoire avec le fait de citer les envolées antimatérialistes d’un René Guénon…

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah, cher Monsieur Razorback, vous n'êtes ni au bout de vos surprises ni au bout de vos peines avec moi : non seulement je balance quelques tee-shirts sur la toile, mais aussi des putains de mugs !

      Et pour ce qui des "envolées antimatérialistes d’un René Guénon" que je cite, il n'y a absolument rien de contradictoire entre le fait de vouloir récolter un peu de blé en s'amusant et le fait de conchier la société capitaliste consumériste ! Il faut bien utiliser le système tant qu'on on y appartient et ça reste très difficile d'être un marginal total.

      Puis, Laconique l'a bien dit plus bas, au fond je m'en fous du fric et du reste, du moment que je mène mon petit bonhomme de chemin en paix, avec intégrité et morale de fer...

      Supprimer
  4. Eh bien, cher Jonathan Razorback, je suis ravi d’avoir réussi à transmettre un peu l’impression extrêmement favorable que m’a causée le théâtre d’Euripide. Ça n’a pas pris une ride, c’est vraiment impressionnant, on se rend compte à quel point les enjeux humains ont peu varié en vingt-cinq siècles. Toutefois, je peux comprendre les critiques de Nietzsche, c’est un théâtre un peu froid, très intellectuel, rempli de joutes oratoires ultra-codifiées, très éloigné de la vie réelle en fin de compte. Mais comme le dit le Marginal, c’est un peu ça qui nous plaît dans l’art, qu’il nous tire vers le haut.

    Je ne peux que vous féliciter de persévérer dans la lecture de Platon ! C’est un philosophe semblable à nul autre car, même si l’on est en désaccord avec ses idées, le simple mécanisme de la dialectique, qui est porté dans ses dialogues à la perfection, constitue un entraînement inégalable pour la souplesse et la vivacité de l’esprit. Non, c’est un must, c’est vraiment le boss. En plus, avec « Phédon », vous êtes allé directement à ce qu’il y a de plus noble et de plus immortel dans sa pensée, à savoir ses réflexions sur la mort (quoique la seconde partie de ce dialogue est un peu plus alambiquée). Votre persévérance est d’autant plus louable que Platon est souvent fastidieux, rébarbatif pour tout dire… En revanche, je ne suis pas d’accord avec vous sur l’importance des mythes chez Platon. Loin d’y voir des « fariboles mythologiques curieuses », j’y vois au contraire le meilleur moyen de communiquer des vérités si hautes qu’elles ne sont exprimables que de façon métaphorique (procédé repris dans les paraboles des évangiles). Rien que dans le « Banquet », la généalogie de l’Amour, fils de Pauvreté et d’Expédient, est d’un enseignement profond si l’on y réfléchit, et traduit bien la nature du phénomène. Et ce n’est pas pour rien si « La République » et le « Gorgias » se terminent par des mythes. Mais je m’arrête, avec Platon vous m’avez lancé sur ma marotte…

    Je crois que vous vous méprenez sur les motivations du Marginal… C’est un artiste multiforme qui s’exprime à travers plusieurs disciplines, et il n’est pas besoin d’être fin psychologue pour voir qu’il est tout sauf intéressé. Mais je sais que vous aimez bien taquiner !

    RépondreSupprimer
  5. Je ne connais pas Euripide mais je trouve belle et profonde cette idée de la puissance transcendante et dédramatisante du langage . A force de vouloir expliquer et analyser, la magie des mots deviendrait donc euphorisante et curative, c'est assez réconfortant de se perdre dans l'art de l'expression, plutôt que de patauger dans de sordides situations.
    Vous l'évoquez avec tant d conviction cet Euripide que vous donnez envie de le lire.

    RépondreSupprimer
  6. Vous exprimez bien les choses : cette vertu « euphorisante et curative » du langage est à la fois sa force et sa limite, car on risque de « se payer de mot » plutôt que d’affronter véritablement les difficultés… C’est d’ailleurs ce qui est arrivé aux Grecs de l’Antiquité, philosophes et orateurs incomparables, mais dont l’histoire n’a été qu’une suite de malheurs, et qui ont finalement été vaincus par les Romains. En tout cas Euripide représente la période la plus brillante de l’histoire grecque, et ses tragédies sont vraiment plaisantes à lire.

    RépondreSupprimer