3 juillet 2015

La tombe de Pierre Louÿs


       Je me souviens de la tombe de Pierre Louÿs, au cimetière du Montparnasse. J’avais dû la chercher dans un coin reculé, loin des sépultures célèbres de Sartre et de Baudelaire, dans un carré anonyme datant du début du siècle, au milieu des herbes folles. Je suis resté un moment devant cette tombe, non sans une certaine émotion. Je n’avais lu qu’un seul ouvrage de Louÿs, les délicieuses Chansons de Bilitis. J’avais aussi parcouru un de ses livres érotiques qui m’était tombé sous la main, Enculées, je crois, ou le Manuel de Gomorrhe. Ce qui se dégageait pour moi de cette sobre pierre tombale, c'était un mélange de tristesse et de fraternité.
       Toute existence dévolue à un nombre restreint d’activités désintéressées acquiert une sorte de noblesse, une singulière pureté. Pierre Louÿs ne s’est au fond consacré qu’à trois choses : la lecture, l’écriture, et la fornication. Il a porté l’amour de ces trois domaines à un degré d’incandescence, devenant bibliophile et érudit, noircissant des centaines de manuscrits (quatre cents kilos paraît-il), et se targuant d’avoir partagé l’intimité d’environ deux mille cinq cents femmes, professionnelles ou non. « Voilà une vie droite, me disais-je, une vie cohérente. Tu t’es tracé ta voie et tu n’as pas dévié ». Il est instructif de remarquer que la fidélité à un comportement, dès lors que celui-ci est envisagé avec candeur et poursuivi avec ferveur, innocente et sanctifie ce qui, chez les autres, serait regardé comme un vice. Un semblable sentiment de respect, presque de dévotion, devait émaner de la tombe de Bilitis, la courtisane de Lesbos, l’amante de Shappho et de Mnasidika, sur laquelle, nous dit Louÿs, on pouvait déchiffrer ces mots :
       Et maintenant, sur les pâles prairies d’asphodèles, je me promène, ombre impalpable, et le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine.  

12 commentaires:

  1. C’est un beau billet que vous signez là, cher Laconique. Il respire une (sereine) mélancolie automnale qui contraste quelque peu avec l’énervante vague de chaleur qui s’est abattue sur le pays.

    Je n’ai pas lu Pierre Louÿs mais grâce à la longue mémoire d’Internet, cette lacune sera comblée un jour ou l’autre. D’autant que je n’ai rien contre un peu de littérature érotique de temps à autre, même si les maîtres indépassables du genre sont pour moi Sade et, plus proche de nous, Jacqueline Carey.

    J’en profite pour rebondir sur les derniers mots du billet : « le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine ». Avez-vous remarqué à quel point ils cernent bien la conception du monde des Hellènes ? Les Anciens Grecs, comme l’a remarqué Castoriadis, sont le seul peuple à avoir vu dans la vie terrestre une plus grande occasion de félicité que dans la vie post-mortem, qui est sombre et lugubre. C’est cette vision joyeuse et tragique de l’existence qui traverse toute l’œuvre de Nietzsche.

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  2. Ma foi, je n’ai pas voulu être particulièrement mélancolique, cher Johnathan Razorback, mais il est vrai que j’ai éprouvé une certaine émotion devant cette tombe aux inscriptions à demi effacées par le temps. Louÿs n’est pas le plus grand écrivain de son époque, mais il y a chez lui une authenticité et un amour de la vie qui sont assez touchants. Il faut dire que cette époque symboliste regorge de poètes talentueux, comme cet Ephraïm Mikhaël que vous m’avez fait découvrir. Je ne suis pas allergique à Sade, mais il faut reconnaître que ce sont là deux conceptions opposées de l’érotisme : domination chez Sade, complicité et oubli du monde chez Louÿs.

    Je vous rejoins tout à fait sur la conception « hellène » de la vie. Je crois que s’il y a un auteur qui a saisi cette conception de manière intime et qui l’a vécue de toutes ses fibres, c’est bien Louÿs, qui avait un rapport « faunesque » au monde. On pourrait aussi citer Nietzsche, qui n’a pas de secrets pour vous, ou Hölderlin. Le monothéisme n’a jamais réussi à étouffer complètement cette ivresse païenne, et ce sont sans doute les poètes qui la transcrivent le mieux. Il y aurait d’ailleurs beaucoup de choses à dire sur le rapport entre la sensualité grecque, son amour de l’instant présent, son insouciance face à l’avenir, et le fait que ce soit la terre de tous les désastres et de toutes les tragédies au long de l’histoire, jusqu’à nos jours, comme en témoigne l’actualité sur laquelle vous portez un regard à la fois aigu et engagé.

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  3. Ah, vous êtes un poète, cher Laconique ! Je trouve, au contraire du fidèle sanglier geek que vous comptez parmi vos innombrables lecteurs, que ce petit billet est parfaitement de saison : il fleure bon les beaux jours et la nature en fleurs - avec ces "herbes folles" on s'y croirait - même s'il est vrai que sa fraîcheur peut contraster avec la "vague de chaleur qui s’est abattue sur le pays". D'ailleurs, il semblerait que l'animal en question soit particulièrement sensible à la chaleur puisqu'il se dit "énervé" par cette soudaine ardeur estivale et j'ose à peine imaginer les effets dévastateurs qu'elle peut provoquer sur sa personne bestiale par l'entremise de sa testostérone bouillonnante.

    Et en parlant d'hormone mâle, nul doute que ce cher Pierre Louÿs en avait à revendre également si l'on considère le nombre de conquêtes à son palmarès, "deux mille cinq cents femmes, professionnelles ou non". Il peut rejoindre dans le panthéon des grands séducteurs et serial queutards les Casanova, Jack Nicholson, Rocco Siffredi, Patrick Sebastien et autres Warren Beatty...
    Je ne connais pas Pierre Louÿs sinon de nom, alors je serais bien en peine de savoir si cette vie de queutard a été aussi si saine que vous le dites, cher Laconique, parce que je crois qu'on peut quand même facilement tomber bien bas si l'on se vautre trop loin et trop longtemps dans la fange de ces appétits-là. Cependant, je suis d'accord avec vous pour trouver de "la candeur" et une certaine forme, disons-le, de vertu, dans une telle assiduité. Elle est signe d'une "vie droite" et intègre quelque part. Puis bon, s'il n'a niqué que quelques bonnes femmes, il n'y a rien de mal, c'est sain, il faut bien laisser la nature s'exprimer, d'autant si des activités nobles et ascétiques, "lecture" et "écriture", complètent le trio !

    Pour revenir à la promenade sur cette tombe célèbre, je reconnais être comme vous : j'adore visiter les lieux de sépulture d'hommes célèbres, et même d'anonymes en fait, et c'est toujours également avec "une certaine émotion" que je m'en souviens (je songe aux tombes de Matisse et d'Yves Klein) même si on ne leur doit pas de chef- d'œuvres comme "Enculées" auquel il faudrait que vous rendiez hommage, cher Laconique, en pratiquant le jeu éponyme directement à l'endroit que vous évoquez si bien, au-dessus des os de feu Pierre Louÿs. Et, sait-on jamais, en allant plus loin, pourquoi ne pas modifier le titre de votre merveilleux site, en un nom plus poétique et plus porteur sur le net : "Le Goût de la sodomie" ?

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    1. Pensez-vous, cher Marginal Magnifique, ce n’est pas moi que la chaleur incommode : outre qu’elle est occasion de s’exercer au stoïcisme, elle l’est également de chercher les endroits frais et reposants, ce qui me permet de finir en toute quiétude la lecture des Œuvres complètes de Spinoza.

      Non, en vérité ce qui m’est pénible dans cette vague de chaleur estivale, c’est l’inconfort dans lequel elle a placé certaines de mes amies, qui m’écrivent à quel point leur sommeil s’en est trouvé affecté (ce qui est fâcheux pour une période de vacances). Que voulez-vous, sans doute me signifiaient-elles par-là (fort subtilement) leur regret de ne pas avoir auprès d’elles un Don Juan tel que vous pour égayer et donner une orientation (que dis-je, une signification transcendantale tout autant que charnelle) à ces nuits de canicule…

      Mais il semble, sans vouloir vous paraître indélicat, que votre sens poétique soit lui aussi en vacances, car pour détourner correctement le titre du blog de notre hôte, il eut fallu dire, non « Le Goût de la Sodomie » (pratique dont chacun sera juge), mais « Le Goût des Fesses », afin de respecter la sonorité que l’on remplace et de faire jouer à plein la similitude tant visuelle qu’auditive. On voit que mes bouffés de testostérone ne m’ont pas rendus complètement inapte à la cherche du Vrai et du Beau…

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    2. Vous m'avez bien fait rire, cher Johnathan Razorback ! Ca devient n'importe quoi ce site...

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    3. Quand je dis que ce puissant sanglier ne manque pas de ressources ! Ça vaut le coup de le titiller !

      Pour ce qui est de vos "amies" au sommeil incommode, je pense qu'un "Don Juan" comme moi ne sauraient pleinement les contenter alors qu'elles possèdent dans leur sphère de connaissance un animal érudit de votre acabit qui pourrait non seulement faire très bien le boulot, je n'en doute pas, mais en plus discourir politique de façon rafraîchissante !

      Et pour le titre de ce blog, j'aime bien votre proposition mais reste sur mes positions : "Le Goût des fesses", s'il est plus poétique, me semble moins figuratif et puis on a l'impression que vous cédez à cette mode des concours culinaires qui demande de goûter tout ce qui passe !

      Et ne vous tracassez donc pas, cher Laconique, je suis certain qu'avec tout ça votre audimat va exploser. Il va vraiment falloir modifier le titre en revanche si ça continue...

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    4. Ah là là !... Je suis bien tombé avec vous deux...

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    5. *comme moi ne sauraiS pleinement

      Bof, j'essaie de donner le change, mais je suis battu sur ce coup-là ! Je dois dire que Monsieur Razorback m'a surpris par son intelligence sur cette réponse, c'est rare que je sois décontenancé, surtout sur ce net où un nombre incalculable de tocards circule. Mais je l'aime bien, la preuve il a même droit à une page spéciale chez moi.

      Puis, en ce qui vous concerne, cher Laconique, vous appréciez ce genre de conneries au fond.

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    6. Il est vrai, cher Marginal, que le mâle dominant que vous êtes a trouvé de la repartie sur ce coup-là ! Entre deux mâles alpha, ça produit toujours des étincelles…

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  4. J’ai l’impression que vous cherchez des poux à Johnathan Razorback, cher Marginal !

    En tout cas vous n’avez pas tort, s’il y a un auteur qui mérite l’épithète de « queutard », c’est bien Louÿs… J’avais parcouru il y a quelques années un de ses ouvrages érotiques, et je crois que Patrick Sébastien et Warren Beatty sont battus, je me demande même s’il n’a pas fait ça avec des animaux (chèvres, chiens), et je suis sérieux. En tout cas vous avez mis le doigt, une fois de plus, cher Marginal, sur le point sensible de mon texte : il est vrai que j’ai éprouvé une émotion particulière, il y a quelques années de cela, devant la tombe de Louÿs, qui m’avait frappé par sa modestie et son isolement ; mais il est vrai également que mon texte s’écarte assez de la réalité de ce que fut réellement la vie de Louÿs, qui n’a pas été épargné par les maladies vénériennes (il a perdu un œil, puis la vue) et les maux de toutes sortes dus à son hygiène de vie, il faut le dire, déplorable (tabagie, vie nocturne, dettes, etc.), qui l’ont conduit à un arrêt précoce de sa production, et finalement à un décès prématuré à l’âge de cinquante-quatre ans. Vous touchez ici du doigt les limites de mon entreprise : je ne peux pas faire de critique sérieuse car je dois surveiller la longueur de mes textes (vous êtes le premier à me le rappeler), alors je me soumets à la loi d’Internet et je vais à l’essentiel, au plus frappant, je distords la vérité pour produire un texte que j’estime lisible et efficace. On est à mi-chemin entre la critique, l’invention, le fantasme… Mais vous savez ce que c’est, il faut se soumettre au média, et je suis sûr que vous-même y avez réfléchi, que vous essayez de calibrer vos poèmes pour qu’ils collent le mieux possible avec les normes du Net, et votre dernier opus, Wyatt Earp, illustre votre virtuosité en la matière.

    Je ne crois pas que je répondrai à l’invitation que vous formulez quant à l’hommage à rendre à « Enculées », je ne suis pas un Priape comme vous, et une fois de plus je remarque que vous saisissez la moindre perche pour insérer vos liens fallacieux, sur lesquels je clique par honnêteté, mais si mes yeux sont contaminés, mon cœur reste pur ! Quant au titre, je me demande si « Le Goût des lettres », dans notre société, ne va pas devenir plus exotique et plus subversif que le titre que vous me suggérez…

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  5. Ha ha ha! "J'irai enculer sur vos tombes!"Eh bien voilà qui est rafraîchissant, en ces temps de fausse pudibonderie et de réelle exhibition, un peu de libertinage à la Boccace,Pasolini en ferait un film s''il n' avait été assassiné par son amant. Etonnamment je n'ai jamais lu de littérature essentiellement érotique, il faut dire que j' ai une aversion pour Sade et sa cruauté mais votre inhumé m' a l' air bon enfant et en cela il correspond davantage à mes goûts personnels, les chèvres à part (quelle horreur!) Je me permettrai d' ajouter sans provocation aucune, que ce genre d'ouvrage est un peu comme un mode d' emploi ou une recette de cuisine, c' est la mise en pratique le moment le plus intéressant...

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  6. Ne soyez pas étonnée, chère Orfeenix, si le Marginal a manifesté une fois de plus son sens des convenances en exploitant sans vergogne le titre d’une des œuvres de Pierre Louÿs que j’ai glissé (presque) sans malice dans mon petit texte… Comme vous dites, c’est l’été, la saison s’y prête…

    Je ne suis pas grand amateur de littérature érotique moi non plus. J’aime bien Sade, à petites doses, parce qu’il écrit bien. Son adaptation par Pasolini m’a mis un peu plus mal à l’aise, il faut croire que les images sont plus brutales que les mots. Mais, vous l’avez deviné, il y a chez Pierre Louÿs une candeur qui innocente ses excès. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti devant sa tombe, la tombe d’un vrai poète, d’une âme restée simple au milieu des voluptés, comme en témoignent ses Chansons de Bilitis. Je ne peux pas vous donner tort sur l’abîme que vous signalez, non sans une pointe de malice, entre le mode d’emploi et la pratique ; mais je dois reconnaître que les mots ont toujours exercé un singulier ascendant sur moi, plus peut-être encore que les choses. Mais je vous promets de faire des efforts !

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