En 1954, a paru le premier volume du grand roman de J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux. Cette œuvre monumentale a eu une postérité immense dans les domaines de la littérature, de la musique, du jeu vidéo, de la bande dessinée, du cinéma. De 2001 à 2003, la trilogie a été portée au cinéma par Peter Jackson, dans une série de films qui ont rencontré un grand succès populaire et critique, et qui ont renouvelé le lectorat de l’œuvre originale. Le Seigneur des anneaux est considéré comme une œuvre fondatrice de l’heroic fantasy, un monument de la culture populaire et de la littérature en général.
Cet article s’intéressera au tout début du livre, au prologue consacré au peuple des Hobbits (« 1. À propos des Hobbits »). Ce prologue retrace en quelques pages, à la fois denses et agréables à lire, l’histoire du peuple hobbit, ses sous-espèces, ses mœurs, son caractère général. C’est donc un véritable petit traité d’anthropologie (ou plutôt d’« hobbitologie ») que Tolkien a placé au seuil de son récit. Il apparaît que le peuple hobbit est un peuple sédentaire, ami de la paix, qui franchit rarement les frontières du Comté et se tient à l’écart autant que possible des soubresauts de l’histoire tourmentée de la Terre du Milieu. C’est un peuple aux aspirations saines et concrètes, ami des plaisirs simples de l’existence : « Leur visage était d’ordinaire plus enjoué que joli, large, avec des yeux brillants, des joues rouges et une bouche qui se prêtait volontiers au rire, au manger et au boire. Et pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient souvent et avec entrain, ne dédaignant pas une bonne plaisanterie, et six repas par jour (quand ils le pouvaient). Ils étaient accueillants et adoraient les fêtes, ainsi que les cadeaux, qu’ils offraient sans compter et acceptaient sans se faire prier. » Il semble donc que, en quelques pages, l’essentiel soit dit sur les Hobbits, sur leur mode de vie et leurs diverses traditions. Il y a pourtant un mot qui n’apparaît pas une seule fois dans ce texte, c’est le mot « dieu », que ce soit au singulier ou au pluriel. On ne trouve pas davantage les mots « culte », « rite » ou « sacrifice ». La principale festivité des Hobbits semble consister à organiser de grands banquets pour leurs anniversaires respectifs. Il y a là, malgré tout, quand on y pense, quelque chose de très étonnant. Et il ne s’agit pas d’un oubli de Tolkien, mais bien d’une donnée fondamentale de la psyché hobbit : on peut par exemple citer le fait que Frodo et ses compagnons, au moment de partir pour leur longue quête, regardent le ciel étoilé et la nuit tomber, mais ne procèdent à aucune prière, à aucun sacrifice. À ma connaissance, il n’y a pas d’exemple de société préindustrielle, comme l’est de toute évidence celle des Hobbits, qui puisse faire ainsi l’économie de toute transcendance. Cette caractéristique est propre à un autre type de civilisation, mais nous allons y revenir.
Avant cela, il peut être profitable de tracer un parallèle avec une autre célèbre épopée occidentale, avec la plus célèbre de toutes à vrai dire : L’Iliade d’Homère. L’Iliade débute sur une crise de nature proprement religieuse : Chrysès, prêtre d’Apollon, a été offensé par Agamemnon, qui a refusé de lui rendre sa fille Chryséis. La vengeance d’Apollon a déclenché la peste dans le camp achéen, et entraîné une réaction en chaîne qui conduira à la colère d’Achille (privé par l’Atride de sa captive Briséis), à son refus de combattre et à toutes les péripéties contenues dans l’épopée. L’Iliade tout entière est encadrée par deux grandes cérémonies religieuses : l’hécatombe offerte à Apollon en réparation de l’offense (chant I), et les jeux funèbres célébrés pour les funérailles d'Hector (chant XXIV). Dans l’intervalle, les interventions des dieux sont omniprésentes, au point qu’il serait fastidieux de les relever toutes.
On voit donc la distance considérable qui sépare ces deux textes. La société homérique est une société traditionnelle, au plein sens du terme, dans laquelle la vie quotidienne, les grands et les petits événements, sont strictement subordonnés à l’action des dieux, et dans laquelle le culte joue un rôle prépondérant (on peut citer ici la formule célèbre de la Bhagavad-Gîtâ : « Brahman qui pénètre tout a dans le sacrifice son fondement éternel »). Dans Le Seigneur des anneaux, en revanche, la quête de Frodo est déclenchée par des considérations purement pragmatiques : il s’agit tout simplement de détruire l’anneau pour empêcher Sauron de s’en emparer et d’étendre son pouvoir sur la Terre du Milieu. Ce sont des motivations que nous comprenons parfaitement, et qui ont pu être transposées dans l’univers hollywoodien sans la moindre difficulté, sans la moindre adaptation. Et ceci nous conduit à la thèse de cet article : les Hobbits, en réalité, c’est nous-mêmes. C’est nous qui sommes ce peuple pacifique, anti-héroïque, mais coriace, qui aime la fête, les petits objets matériels, manger et boire, et rire ensemble. L’œuvre de Tolkien – et sans aborder ici la question des convictions religieuses de l’auteur – est pleinement une œuvre du vingtième siècle, une œuvre où la guerre est totale mais dépourvue de motivation sacrée, une œuvre où l’idéal de l’existence est un bonheur petit-bourgeois et matériel (très british en somme), avec en plus un fort attachement à la nature, qui est aussi le nôtre (et qui était ignoré à la fois par Homère et par la Bible). Tolkien, en imaginant son monde fantastique, n’a nullement jugé nécessaire de lui attribuer une dimension rituelle, liturgique, laquelle était pourtant la dimension centrale de l’existence des peuples antiques et primitifs. Et personne ne s’en rend compte, tant nous avons intégré ce paradigme sécularisé, inédit dans l’histoire de l'humanité. Ce que Tolkien a imaginé, en réalité, c’est une société post-industrielle sans industrie, mue exclusivement par des motifs moraux ou matériels, bref, par des motifs pragmatiques. Son paradigme est un paradigme subjectiviste (l’anniversaire est la fête la plus importante chez les Hobbits) et matérialiste (d’où l’accent porté sur les petits cadeaux, les bons repas, la pipe, etc.). Ce n’est pas un idéal mesquin, du fait de l’ampleur du monde imaginé, de sa cohérence, du génie de l’écriture et de l’imagination. Mais c’est un idéal strictement enfermé dans l’immanence. C’est un monde peuplé de forces magiques, certes. Mais précisément ces forces magiques sont intra-mondaines, jamais transcendantes. La magie n’est ni plus ni moins que l’équivalent de la technique, mais la technique débarrassée de sa dimension artificielle, mécanique, déprimante.
En imaginant un univers vide de dieux, Tolkien est en réalité très proche de son quasi contemporain, H. P. Lovecraft. La cité cyclopéenne des Montagnes hallucinées aurait sans difficulté sa place dans la topographie de la Terre du Milieu, et Cthulu n’est pas très différent de Sauron.
On peut alors se poser la question : qu’est-ce qui a entraîné cette sécularisation radicale du monde ? Réponse : le christianisme. Comme l’ont soutenu de nombreux auteurs, notamment Jacques Ellul (dans L’Éthique de la liberté et La Subversion du christianisme), le christianisme a vidé l’univers de ses dieux, a désacralisé le monde jusqu’à la racine, à un tel point que si l’on supprime le Christ (et c’est ce que notre époque a fait), il ne reste plus rien, plus rien que le jeu des forces antagonistes de l’intérêt et de la matière. Les Hobbits n’ont pas de dieux, pas de rites, parce qu’en réalité le christianisme est passé par là, et qu’il a tué les génies des sources et des forêts. En cela, et sans en avoir conscience peut-être, Le Seigneur des anneaux est une œuvre caractéristique de notre Âge sombre, l’âge sans dieux, où l’homme est seul face à la nuit.
C'est une interprétation intéressante.
RépondreSupprimer(Sur les interprétations de la sécularisation, il y a aussi L'Athéisme dans le Christianisme d'Ernst Bloch).
Il me semble qu'il a tout de même une trace éthique du christianisme de Tolkien dans Le seigneur des Anneaux, à savoir le rôle de la pitié dans la construction de l'histoire. C'est parce que Bilbo épargne Gollum quand ce dernier se trouve à sa merci, et que Gandalf enseigne ensuite à Frodo de faire preuve de cette même pitié, que les héros seront conduit à la Montagne du Destin et que l'Unique sera in fine détruit... Le caractère unilatéralement maléfique de Sauron et le manichéisme que cela entraîne sont aussi souvent associés à une vision chrétienne des choses, bien que cela soit plutôt un élément dualiste.
Et je crains que nous ne soyons pas des Hobbits à cause d'une différence sociologique et géographique majeure: nous vivons de plus en plus dans un monde urbain.
RépondreSupprimerOr le problème classique de la ville, mis en évidence par toute la sociologie, est que la ville est une morphologie sociale caractérisée par l'anonymat, l'isolement, la difficulté de retrouver des relations sociales collectives et communautaires. Le capitalisme ne fait qu'accroître cette dimension (voyez la Société du Spectacle de Guy Debord). Les Hobbits, eux, ne semblent pas capitalistes. Ils ne vivent pas non plus dans une société multiculturelle mondialisée ; ils ont donc des rapports sociaux sensiblement différents, plus stables, etc.
Le point qui précède rend compte d'une autre différence: nous ne sommes pas si festifs que ça. C'est déjà ce que dit Nietzsche dans Le Gai Savoir: "Qu'importe tout l'art de nos œuvres d'art si nous laissons échapper cet art supérieur, l'art des fêtes ! Autrefois, toutes les œuvres d'art se dressaient sur la grande voie triomphale de l'humanité, en marques commémoratives et témoignages de ses moments d'élévation et de félicité. Aujourd'hui, on veut, au moyen des œuvres d'art, attirer les malheureux épuisés et malades à l'écart de la grande voie des souffrances de l'humanité pour une fraction de seconde de concupiscence ; on leur offre une petite ivresse et une petite folie."
Ou plutôt (car je connais aussi les analyses de Murray sur le "festivisme" de l'homme contemporain): nos fêtes, si ce sont vraiment des fêtes, sont des divertissements de masse encadrés par des industries culturelles. Cela ne ressemble pas aux Hobbits, précisément à cause de la dimension familiale et communautaire, à l'échelle locale. Une rave party n'est pas une fête villageoise traditionnelle.
C'est pourquoi nos contemporains ne m'apparaissent guère naïfs et enjoués, et toujours prêt à se faire des cadeaux... Il y a des phénomènes de jouissance et de dés-accumulation, mais comme contrecoup de la contrainte économique, etc. Les Hobbits sont insouciants, tandis que nos contemporains semblent beaucoup rechercher les divertissements pour oublier leurs problèmes. La fête était un moment cyclique où se renoue le lien social ; le festivisme est un phénomène compensatoire.
Bonjour, cher Johnathan Razorback, et merci pour ce commentaire.
RépondreSupprimerOui, vous connaissez bien mieux Le Seigneur des anneaux que moi. C’est une œuvre très riche, et il serait sans doute vain d’épuiser ses rapports avec le christianisme en quelques lignes – aussi n’est-ce pas ce que j’ai prétendu faire. Je crois qu’on ne peut que souscrire à ce que vous écrivez à ce sujet. Encore une fois, je connais mal, et beaucoup de choses ont été écrites sur le sujet, par des gens plus qualifiés que moi.
En ce qui concerne le statut de la fête chez les Hobbits, je n’avais pas vu la chose sous cet angle, mais vous avez raison. La fête chez nous a un rôle d’exutoire assez primaire (le « spring break » des Américains étant le must en la matière), qui ne peut guère être comparé aux banquets des Grecs ou aux fêtes d’anniversaire des Hobbits. Sociologiquement, vous avez bien cerné le problème, et vous avez des références.
Mais, sincèrement, cela n’était pas le point principal de ma réflexion. Ce que je pointe, c’est l’absence totale de rites sacrés, et en particulier de sacrifices, dans la description que donne Tolkien du peuple hobbit. Et cela en comparant avec les écrits classiques grecs, notamment ceux d’Homère. C’est vraiment frappant si on se place à ce point de vue, et c’était vraiment là ce que je voulais souligner. Je sais que dans le monde de Tolkien il y a de la place pour les dieux, qu’il a écrit le Silmarillion, etc. Mais dans ce prologue c’est vraiment frappant, et à mon avis cela vient directement de la désacralisation du monde opérée par le christianisme. C’est amusant car dans les quelques réactions suscitées par ce texte personne n’a vu ce point, qui est pourtant la thèse centrale de l’article. Cela en dit long sur notre mentalité contemporaine, devenue totalement aveugle à cet aspect de la vie, et auquel je suis sensible quant à moi en tant que grand lecteur d’Homère et de l’Ancien Testament. Je crois que cela pourrait presque être une vocation : rendre à nouveau sensible à nos contemporains cette dimension de l’existence totalement oubliée et qui était la chose la plus importante pour nos aïeux.