Fini L'Éducation sentimentale de Flaubert, que je lis depuis de longs mois. Sans doute le roman le plus imposant écrit en langue française, je n'en vois pas d'autre qui puisse rivaliser en ampleur, en richesse thématique, en densité, en soin apporté au style. Il y aurait beaucoup de choses à en dire, je vais me contenter de quelques remarques.
Le style tout d'abord. C'est un style elliptique, avec des blancs partout, ce qui rend certains passages à peu près inintelligibles. Par haine du lieu commun et de la complaisance romantique, Flaubert ne s'attarde jamais, il ne relève que les détails significatifs, et c'est au lecteur de boucher les trous, ce qui, dans un ouvrage de cette ampleur, est quasiment impossible. On perd complètement de vue les trois quarts des personnages, évoqués par allusions ici et là. Chaque phrase en acquiert un intérêt prodigieux, puisque Flaubert ne l'aurait pas écrite si cela n'avait pas été absolument indispensable. Densité folle, du reste proverbiale lorsque l'on évoque Flaubert. Il se refuse absolument à toute convention de langage, il ne repasse par aucun chemin frayé par d'autres avant lui, il faut qu'il invente tout, qu'il innove à chaque phrase. C'est vraiment le créateur littéraire à l'état pur. On connaît son insatisfaction pathologique, ses crises de désespoir en relisant les cinq ou six lignes qu'il avait péniblement accouchées au bout d'une nuit de travail acharné. Cela se sent et rend la lecture fascinante, jamais ennuyeuse. D'où le manque de fluidité du récit, il n'a absolument pas l'aisance d'un Rousseau ou d'un Chateaubriand, c'est un style antinaturel au possible, haché, « un style de télégraphiste » d'après Sartre (Carnets de la drôle de guerre). Il est à peu près impossible de suivre et d'être vraiment ému par l'histoire, la spontanéité manque, c'est de la littérature pure, de la littérature pour écrivains, le début de la conception moderne de l'écriture.
Vision désabusée de la vie, et le mot est faible. C'est le réalisme dans toute sa grandeur. Toute l'exaltation romantique est retombée, et le regard de Flaubert détruit tout ce qu'il rencontre, l'amour, la politique, l'art, il ne reste rien. « Épopée du dégoût » d'après Gide (Journal). On désigne à Frédéric le bébé qu'il vient d'avoir avec Rosanette : « Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait. - Embrasse-le ! Il répondit, pour cacher sa répugnance : - Mais j'ai peur de lui faire mal ? » On voit poindre Zola. C'est la vie telle que nous la vivons, à la fois bête, et vide, et cruelle. Mais aucune complaisance macabre chez Flaubert, le lecteur ressent au contraire une certaine allégresse à voir tant de choses brassées avec tant d'intelligence et de célérité.
L’Éducation sentimentale est aussi un grand roman historique, tout le contexte de la Révolution de 1848 est restitué, les clubs politiques, l'effervescence de la plèbe parisienne, l'égoïsme insensé de la bourgeoisie qui assiste aux boucheries punitives sans le moindre émoi, en s'agrippant à ses petits intérêts. Et tout ça pour aboutir à Napoléon III, ce qui montre bien l'absurdité des luttes partisanes.
Ce qui est triste, évidemment, c'est qu'on se dit que toute vie pourrait être racontée comme celle de Frédéric Moreau. Avec cruauté, Flaubert gonfle les aspirations de jeunesse de ses personnages, pour mieux souligner à quel point tout s'est effondré au bout du compte. C'est facile bien sûr, et un peu réducteur, mais sur un roman de cette ampleur c'est efficace.
Il n'y a rien de nouveau dans tout ce que je dis ici. Mais peut-on dire quelque chose de neuf à propos d'un tel ouvrage ?
On ne peut pas avoir pour Flaubert l'admiration qu'on aurait pour un génie natif, pour un Voltaire, chez qui tout s'écoule sans le moindre accroc. Mais on admire autre chose, cette grande personnalité de l'auteur, cette sensibilité frémissante détruite par la vie et héroïquement transmuée en art, à force de lucidité et de labeur, ce regard et cette volonté qui ont su rester purs, tendus vers leur but, quoi qu'il en coûte, au sein d'une époque abjecte.
C'est là que vous êtes le meilleur, cher Laconique ! Je l'avais lu étant jeune, et il m'en reste le souvenir de la densité et de pas tout saisir effectivement. Malheureusement, contrairement aux films qu'on peut revoir facilement et à foison afin d'en épuiser la substantifique sève, c'est plus exigeant de relire de tels livres plusieurs fois.
RépondreSupprimerVous avez tout lu cher Marginal, à la fois L’Éducation sentimentale et Les Frères Karamazov. Combien pourraient en dire autant ? Oui, vous avez raison, ça prend du temps de lire un livre, c’est pour ça que je fais peu d’articles « littéraires ». Donc ne vous inquiétez pas : Jésus va revenir !
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SupprimerEt avec l'élection présidentielle qui approche, on peut même espérer un retour de la politique... 😱
SupprimerLol. Non, rassurez-vous, cher Marginal, il y a peu de chances. La vérité a éclaté, les gens que j'ai dénoncés quand ils étaient au sommet sont chez eux aujourd'hui avec un bracelet électronique, comme de vulgaires délinquants. Je n'attaque pas ceux qui sont tombés, je ne m'en prends qu'aux forts.
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