10 février 2022

Considérations sur la vocation philosophique de Platon



On se représente souvent Platon comme un philosophe emblématique, le « pur philosophe », celui qui a dédié sa vie à la philosophie sans le moindre partage, le moindre scrupule. Pourtant, ce n'est pas tout à fait ce que nous apprennent les biographies anciennes de l'élève de Socrate. Dans la fameuse Lettre VII, Platon revient lui-même sur son itinéraire. Il semble que, comme tout jeune Athénien de sa génération, d'origine aristocratique de surcroît, ce soit d'abord vers la chose publique, vers le gouvernement de la cité, que se soient tournées ses aspirations : « Au temps de ma jeunesse, j'ai effectivement éprouvé le même sentiment que beaucoup d'autres. Aussitôt que je serais devenu mon propre maître, m'imaginais-je, je m'occuperais sans plus tarder des affaires de la cité. » Pourtant, assez rapidement, une inflexion assez radicale s'opère : « Moi qui, bien sûr, observais ces choses et les hommes qui faisaient de la politique, plus j'approfondissais mon examen des lois et des coutumes, et plus j'avançais en âge, plus il me paraissait difficile d'administrer correctement les affaires de la cité. (…) À la fin je compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l'heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce qui en elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable, faute d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est grâce à elle qu'on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des particuliers » (Lettre VII 324 b-325 e).
Le propos est clair : la vocation philosophique de Platon n'est pas originelle, c'est un pis-aller, une compensation, un renoncement douloureux à ce qui semblait vraiment fait pour répondre à ses aspirations : l'administration politique de la cité. La plupart des spécialistes s'accordent sur l'authenticité de la Lettre VII. Néanmoins, même si elle était apocryphe, on retrouve les mêmes déclarations quant à l'universalité de la corruption politique et à la reconnaissance de la philosophie comme seul remède aux maux communs dans des dialogues incontestablement authentiques, et en premier lieu dans la République.
Ce qui est troublant, c'est qu'on constate la même position de prise de recul par rapport à une société considérée comme pervertie, au profit d'une culture individuelle et marginale de la sagesse, chez d'autres penseurs de la même époque, appartenant à d'autres sphères culturelles, comme par exemple Siddhartha Gautama en Inde : « Celui qui ne trouve pas de compagnon qui soit prudent, et de bonne et sage conduite, il faut, comme un roi quittant un pays conquis, qu'il aille en solitaire, tel l'éléphant dans sa forêt. Mieux vaut vivre dans la solitude : il n'y a point de société avec les sots. En solitaire on doit mener sa vie, sans faire le mal, loin des soucis, comme l'éléphant dans sa forêt » (Dhammapada, 329-330). En Chine, Confucius, qui a connu de nombreuses pérégrinations et de longues périodes d'exil : « On peut accepter un salaire dans un pays qui suit la Voie ; mais on doit en avoir honte dans un pays qui s'en écarte » (Entretiens 14, 1). On peut également citer le taoïste Tchouang-tseu, contemporain de Platon : « Quand le monde est en ordre, le saint accomplit sa mission. Quand le monde est en désordre, le saint préserve sa vie » (Tchouang-tseu IV).
Tous ces penseurs appartiennent à l'époque que Karl Jaspers a définie, dans une formule qui a fait date, comme étant « l'âge axial » (800 à 200 av. J.-C.). Il s'agit d'une période de remise en cause universelle des structures établies, familiales, politiques, religieuses et rituelles. Tout autour du monde, des penseurs indépendants, constatant l'effondrement de la société traditionnelle, ont entrepris parallèlement de refonder l'éthique sur de nouvelles bases. La philosophie n'est donc pas une impulsion originelle de l'homme, elle est une réponse à une situation désespérée. Ce que l'être humain souhaite spontanément, ce n'est pas d'être sage, c'est d'être intégré dans une société harmonieuse qui lui permet d'exprimer tout son potentiel, de déployer toutes ses dimensions. Lorsque les rites et les sacrifices sont abandonnés, lorsque le rapport avec le transcendant s'estompe, lorsque les liens sociaux et politiques se dissolvent, lorsque les antagonismes gagnent les cités et les familles, alors l'âge de la philosophie advient. Cette conjonction entre la chute de la société traditionnelle et l'avènement de la philosophie a été mise en évidence par plusieurs auteurs, notamment par René Guénon dans La Crise du monde moderne : « Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples. (...) C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie "profane", c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et "non-humaine". »
On peut observer que cette conception, qui a prévalu pendant un demi-millénaire, est l'opposé exact de la situation actuelle : l'homme de l'âge axial se plaçait en retrait de la politique, et se mettait en quête d'un savoir objectif, indépendant des circonstances, des lieux et des époques. C'est la fameuse objectivité de la science chez Platon, du Dharma chez Gautama, de la Voie du Ciel chez Confucius et les taoïstes. Il s'agit d'un effort sublime, héroïque, pour se hisser à la hauteur d'une vérité transcendante, effort lié à un élitisme très affirmé chez tous nos penseurs (d'où l'isolement, le rassemblement d'un nombre limité de fidèles, la longueur et l’exigence de l'enseignement, etc.). À notre époque, au contraire, on prône un égalitarisme intransigeant ; on se passionne pour la chose publique, comme si elle constituait l'unique voie d'accès à un changement réel ; on ne conçoit plus de vérité objective, supra-individuelle, mais c'est la subjectivité de chacun qui fait loi. L'agitation stérile du pugilat médiatique nous semble aller de soi, et nous ne concevons même pas que certains hommes, à une époque désormais éloignée, aient pu nourrir des aspirations d'un tout autre ordre.
 
Sources
- Platon, Lettre VII
- Bouddha, Dhammapada
- Confucius, Entretiens
- Tchouang-tseu, Œuvres

8 commentaires:

  1. Quelle coïncidence, cher Laconique ! Je lisais justement avant hier soir le Théétète de Platon...

    Si on suit votre raisonnement, la "pensée de l'âge axial" étant une recherche de solutions dans un contexte de crise, alors sa disparition à notre époque devrait indiquer que nous sommes entrés dans une certaine stabilité quand aux fondements de notre société. Or rien n'est moins sûr. Le scepticisme est un bon candidat au titre d'idéologie dominante de notre présent.

    Il est également très faux de dire que nos jours "on se passionne pour la chose publique". Au contraire, par rapport aux trente glorieuses, les effectifs des partis politiques et des syndicats ont fondu comme neige au soleil. Nous sommes loin des contemporains de Périclès qui se levaient à 6h pour arriver à 8h à l'Assemblée pour délibérer sur les lois... Même un acte aussi peu exigeant qu'aller voter (vraiment le degré le plus bas de l'engagement politique moderne) est en déclin. Regardez les élections récentes, nous avons élus la législature en cours avec un taux d'abstention record sous la 5ème République. Et en mai nous allons probablement avoir un taux d'abstention énorme à la présidentielle.

    Les tempéraments philosophiques ou religieux et les tempéraments politiques ne se recoupent pas toujours, mais les uns comme les autres ne sont pas le type social dominant. Dans notre phase de la modernité les gens se définissent d'abord par leur travail ("que faites-vous dans la vie ?"...), et avec un chômage de masse, du travail, beaucoup de gens n'en ont même pas (ou ont des "bullshits jobs").

    Reste alors la consommation. Selon Jérôme Fourqet, 75% des moins de 35 ans ont visité au moins une fois Disneyland-Paris. C'est le pèlerinage des jeunes Français. L'époque noie son ennui dans la consommation, le peuple français est gravement dépolitisé et replié sur l'espace privé (Castoriadis le disait déjà au début des années 1990).

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    1. Eh, cher Johnathan Razorback, vous ne vous attaquez pas au dialogue le plus simple de Platon avec le Théétète !

      Oui, en somme vous dites que je surestime l'implication politique de nos contemporains. C'est fort possible, j'ai des biais assez évidents (les sites que je fréquente, mon environnement familial, l'ambiance de fond des chaînes info). Mais abstention ne veut pas forcément dire perte de foi dans le pouvoir de la politique, au contraire : les gens ne croient qu'à ça, mais ils sont dégoûtés par l'offre, alors ils s'abstiennent. L'analyse d'Ellul dans L'Illusion politique me semble toujours pertinente, la croyance en la politique a remplacé toutes les autres. Ce n'est pas forcément incompatible avec le progrès de l'individualisme sur lequel vous avez réfléchi récemment, ou avec le repli dans la sphère privée déjà énoncé dans des pages célèbres de Tocqueville.

      C'est surtout par le rapport avec une vérité objective que nous nous distinguons complètement des grands penseurs de « l'âge axial ». La plupart de nos contemporains se fichent complètement d'une éventuelle vérité objective, et les autres la ramènent à la connaissance scientifique, ce qui est très réducteur. Il me semble que c'est précisément l'objet du Théétète. Vous parlez souvent d'individualisme et de scepticisme, mais c'est le relativisme le vrai phénomène de notre époque.

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    2. Je pense aussi que la connaissance objective est importante, et qu'elle se limite pas à la science, car il y a des vérités philosophes non-démontrables par les méthodes scientifiques (en revanche je ne crois pas à une "vérité révélée" ou surnaturelle...).

      Je suis d'accord sur le relativisme, Boudon avait fait un article sur sur son importance à notre époque. J'y vois une réaction d'épuisement par rapport aux grandes luttes idéologiques qui ont façonné le 20ème siècle. Je critique un peu le relativisme épistémologique en traitant du post-modernisme ; et j'ai aussi proposé une réfutation du relativisme moral dans mon essai de méta-éthique (mais je suis moins sûr qu'à l'époque d'avoir produit une réfutation décisive).

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  2. Pas besoin de gloser à l'infini, cher Laconique, tout cela me semble particulièrement juste !

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    1. Merci à vous, cher Marginal. C'est vous qui auriez dû vous appeler « laconique ».

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    2. Et vous, cher Laconique, avec ce que vous envoyez en ce moment, ce serait plutôt Loquace ou Volubile !

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  3. Aïe, misère ! Votre très intéressant billet m'a fait me rappeler que c'était bientôt les élections présidentielles, cher Laconique. Et je l'avais complètement oublié, et c'était mieux ainsi. Mais maintenant la réalité se dévoile à moi dans toute son horreur : c'est bientôt les présidentielles, et on n'a pas fini d'en souper…

    La politique est une tentation fort compréhensible, elle nous concerne tous, puisqu'il s'agit de gérer la vie de la cité. Mais aujourd'hui, elle paraît hors de contrôle au citoyen lambda qui continue pourtant de se passionner (du moins, en apparence peut-être) pour elle, et de penser que ne serait-ce qu'en votant, il aura voix au chapitre. C'est oublier que nous sommes dans un système représentatif qui ne laisse que peu de choix au quidam, et qui plus est dans une société mondialisée, où les Etats ont perdu leur souveraineté et sont dirigés par des instances supérieures. Déjà au XVIIIe siècle, Emmanuel-Joseph Sieyès le déclarait en substance (les citations sont sur Wikipédia). Au fond, rien de tout cela ne dépend de nous, le résultat sera le même à la fin : le sens de l'histoire est irrémédiable, et les choses que nous craignons le plus viendrons, que nous le voulions ou non. Du moins, telle est mon opinion, donc c'est subjectif, je l'admets. Mais je me demande malgré tout si l'intrusion de l'émotionnel dans le politique (autant dans le registre des discours politiques, que dans l'obsession que nous avons pour la vie privée des politiciens) n'est pas une manière de compenser le fait que tout cela nous dépasse, et que nous ne sommes rien dans ce marasme mondial.

    En fait, mon impression se situe entre la vôtre et celle de Johnathan Razorback : d'un côté il y a de plus en plus de déçus qui n'y croient plus et ne votent plus (suffit de voir le taux d'abstention, et à une échelle plus petite, le désinvestissement syndical, que j'avais constaté de mon côté, mais exemple personnel n'a pas valeur de preuve), et de l'autre, il y a des personnes qui continuent de penser que la politique nous sauvera, qu'il n'y a pas d'autre issue que la politique, et qu'il faut militer et le faire savoir par tous les moyens (je mets dedans les Gilets jaunes, les manifestations antipass/antivax, les inévitables débats politiques lors des repas de famille avec 2-3 patriarches qui nous martèlent leur gauchisme ou leur droitisme de façon péremptoire et mettent tout le monde mal à l'aise, la montée de l'extrême-droite, etc.).

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    1. Merci pour votre commentaire, chère miss Flint, cela fait longtemps. Ça fait plaisir de vous revoir. J'espère que vous allez bien !

      Vous avez remarqué que je ne parle pas du tout des présidentielles sur ce site. J'ai beaucoup parlé de politique à une époque atroce pour notre pays. J'ai rempli mon devoir. Mais mes véritables centres d'intérêt se trouvent ailleurs (tout comme les vôtres, les êtres sensibles préfèrent toujours lire un bon livre dans la solitude plutôt que de s'exciter pour des enjeux en grande partie chimériques).

      Je vous rejoins tout à fait dans votre analyse : le véritable pouvoir est ailleurs, le citoyen lambda n'a pas vraiment voix au chapitre. Mais à mon avis les causes ne sont pas institutionnelles. Je me situe dans la lignée de Jacques Ellul (L'Illusion politique) pour qui la véritable puissance déterminante de notre époque est la Technique. Nous sommes sortis de l'âge politique, nous sommes dans un système mondialisé où les choix sont de toute façon déterminés assez rigoureusement (comme en témoignent les mesures anti-Covid identiques aux quatre coins du globe, quelle que soit la couleur politique du régime en place). Alors bien sûr il y a toujours un fort militantisme politique chez certains, car ils voient dans la politique le seul moyen de reprendre le contrôle de leur vie. Mais tout cela me semble assez illusoire, et la violence à laquelle ces démarches aboutissent dans la plupart des cas témoigne davantage d'une frustration généralisée que du caractère tyrannique du pouvoir en place. L'homme est de toute façon un être d'illusions, il a besoin d'illusions pour vivre, et la politique en est une, ni plus ni moins, dans la très grande majorité des cas.

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