20 mai 2022

Autoportrait au milieu de la vie



Tu me demandes de te parler de Laconique. Je pense qu'il y avait trois éléments qui le constituaient, et qu'il n'est jamais vraiment parvenu à les harmoniser en un tout cohérent.
Le cœur de sa personnalité, c'était ce que j'appellerais la sagesse traditionnelle. C'était sa nourriture quotidienne, dès sa vingtième année à peu près, ce dans quoi il se projetait totalement, ce à quoi il s'identifiait sans la moindre restriction, avec toutes les capacités d'adhésion, de ferveur et de constance dont son cœur était capable. Il avait apparemment un peu lu Schopenhauer, Kant et Nietzsche au sortir de l'adolescence, il en avait tiré plus de désarroi que de raisons de vivre, et c'est avec un immense enthousiasme et une immense gratitude qu'il avait découvert, dans les premières années du millénaire, ces rares et précieux textes sapientiels vers lesquels il revenait sans cesse. Sa grande conviction, c'était qu'il y avait une unité intrinsèque entre toutes ces traditions primordiales, une doctrine commune que je qualifierais d'« héroïsme ascétique traditionnel », doctrine dans laquelle il se reconnaissait complètement, et qui consistait à s'affranchir du domaine sensible pour parvenir au détachement, à la maîtrise de soi, et finalement à la béatitude. On retrouve cette doctrine, identique, dans tous les textes (il n'y en a pas beaucoup) qu'il lisait et relisait sans se lasser. Par exemple, dans la Bhagavat-Gîtâ : « Lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses membres, il isole ses sens des objets sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide» (II, 58). Dans le Dhammapada: « Celui qui est sans désirs, qui, par la connaissance, s'est libéré de ses doutes, qui a plongé dans l'immortalité, c'est lui que j'appelle un brahmane » (411). Chez Tchouang-tseu : « Applique-toi au détachement, concentre-toi dans le silence, conforme-toi à la nature des êtres, sois sans égoïsme. Alors les hommes seront en paix » (VII). Dans le Phédon de Platon : « L'âme du philosophe se ménage le calme du côté des passions, suit la raison et ne s'en écarte jamais, contemple ce qui est vrai, divin, et ne relève pas de l'opinion, et s'en nourrit, convaincue que c'est ainsi qu'elle doit vivre, durant toute la vie, puis après la mort, s'en aller vers ce qui lui est apparenté et ce qui est de même nature qu'elle, délivrée des maux humains » (84a). C'était là une sagesse universelle, ancestrale, naturelle, qui l'éblouissait littéralement, et qui était bien entendu en contradiction absolue avec l'idéologie utilitariste dominante à son époque.
Le deuxième aspect de sa personnalité, c'était le christianisme. Je pense que c'est venu bien plus tard chez lui, une dizaine d'années plus tard. Il professait qu'il n'y avait aucune conciliation possible entre la révélation biblique et la sagesse traditionnelle que je viens d'évoquer. En cela, il s'opposait complètement aux tentatives d’assimilation des Pères de l'Église, notamment d'Augustin, qui prétendaient trouver un enseignement commun chez le Christ et certains philosophes profanes, une morale commune à base de bienveillance et de pitié, une aspiration partagée vers la transcendance et la libération des chaînes terrestres. Selon lui, de telles tentatives, sans cesse renouvelées, aboutissaient toujours en fin de compte à la récupération du christianisme par une terminologie et une conception du monde de nature philosophique. Pour lui, le christianisme apportait une réponse à des questionnements et des apories typiquement bibliques, vétérotestamentaires. Il fallait se replacer dans le cadre strict de la révélation du Dieu d'Israël, du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, du Dieu de la mer des roseaux et du Sinaï, pour comprendre le Christ, son rôle et le salut qu'il apportait. On ne pouvait pas assimiler le christianisme à une sagesse ou à une morale, d'où les perpétuelles réactions scandalisées de ses contemporains semi-lettrés à la lecture de n'importe quel passage de la Bible, qu'ils abordaient toujours avec les mêmes préjugés modernes.
Je pense que ce qu'il a trouvé dans le christianisme, c'est avant tout une possibilité de renouer avec l'action, et avec l'ouverture à l'autre. Les doctrines bouddhiste, platonicienne ou taoïste qu'il aimait tant étaient avant tout des doctrines contemplatives. Dans tous les cas, il s'agissait de s'abstraire du monde pour entamer une ascension vers l'équilibre intérieur et la réalisation de soi. Ces doctrines le rendaient parfaitement heureux, mais elles étaient totalement inconciliables avec le moindre engagement dans la société. Elles stérilisaient à la source toute motivation pour s'insérer dans la société dans laquelle il vivait. Le christianisme, au contraire, permettait l'action, la rencontre, l'engagement. Celui qui a connu l'amour du Christ, qui en a fait l'expérience, ne peut pas le garder pour soi, il tire de ce don qui lui est fait la force nécessaire pour agir, même si c'est sans résultat apparent, pour aimer l'autre, contre toute logique et toute justification. « En-dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » a dit le Christ (Jn 15,5). Dans ses périodes d'activité professionnelle, ce n'est pas dans l'enseignement de Bouddha ou de Platon que Laconique a pu puiser la motivation nécessaire, mais dans l'exemple d'Abraham, de David, du Christ, ces hommes qui ont tout abandonné, qui ont renoncé à tout pour agir au service de Dieu. Le christianisme, quoi qu'on en dise, est une formidable école d'engagement pratique, d'adaptation au monde, de possibilité de surmonter tous les échecs et toutes les déconvenues. Ce n'est sans doute pas pour rien que c'est de l'Occident que sont partis les grands mouvements de conquête du monde, tandis que les autres civilisations restaient plongées dans « le sommeil de l'enfance », pour reprendre l'expression de Jacques Ellul dans La Trahison de l'Occident.
Le troisième bloc existentiel auquel Laconique s'est trouvé confronté au cours de son existence, c'est l'expérience sensible, la vie vécue, sans théories, sans doctrines. Laconique ne m'en a pas dit beaucoup à ce sujet, mais je crois pouvoir distinguer les grands enjeux auxquels il a été confronté. Il a vécu à une époque atroce, les années 2000, 2010, au cours desquelles la figure de l'homme, du mâle, a été attaquée et démolie comme jamais auparavant dans l'histoire de la civilisation. Il faut se mettre à la place de cette génération, saisir l'impasse à laquelle elle se trouvait confrontée, ce que la génération précédente, celle de ses parents, n'a jamais pu comprendre. Il avait grandi en regardant Dragon Ball et Schwarzenegger, l'héroïsme viril avait été instillé dans ses veines dès son plus jeune âge, et il arrivait à vingt-cinq ans dans un monde où l'homme ne servait plus à rien, où la vertu était un mot ignoré, et où seules les capacités féminines de charme et d'aisance relationnelle ouvraient les portes et permettaient d'asseoir une situation. Tous les fondements sur lesquels la civilisation s'était bâtie se trouvaient rasés d'un seul coup, et des millions d'hommes se trouvaient dans la position de l'albatros de Baudelaire, à traîner leurs ailes de géants dans la fange des injonctions techniciennes et de la morgue féminine. Le jeu était biaisé, la partie était perdue d'avance pour tous ces hommes, ce qui a conduit aux excès que l'on connaît et à la grande révolution patriarcale des années 2050, dans laquelle il a joué un rôle à la fin de sa vie. Mais c'est là un autre sujet. Toujours est-il que face à cette aliénation nouvelle et innommée à son époque, c'est dans les deux blocs précédents, la sagesse traditionnelle et la révélation biblique, qu'il a puisé des ressources pour comprendre, lutter et survivre.
Ces trois éléments ont donc joué un rôle dialectique. Chacun aboutissait à une impossibilité, à une impasse, et c'est en les confrontant entre eux qu'il parvenait à trouver un certain équilibre. Mais je pense qu'il est resté jusqu'à ses derniers jours un être profondément divisé. Le grand problème de sa vie a été l'inadéquation entre ces trois éléments constitutifs de la réalité et pourtant parfaitement inconciliables. Si la sagesse ancestrale était la vérité, alors comment expliquer l'avènement du christianisme, comment expliquer que pas une miette de cette sagesse primordiale n'ait été partagée par ses contemporains ? Si le christianisme était la vérité, alors pourquoi Platon, pourquoi Gautama ? Et pourquoi cet univers profane, délirant et corrompu dans lequel il a vécu presque toute sa vie ? Il n'arrivait littéralement pas à concilier tout cela, ce qui fait qu'on l'a tant accusé d'éparpillement, de dilettantisme. Mais comme toute sa génération, aujourd'hui nous pouvons le dire avec le recul suffisant, il a été le témoin d'un gigantesque désordre intérieur, d'une perte complète de repères de la civilisation, d'un désarroi immense, universel et, semblait-il, incurable de l'homme.

11 commentaires:

  1. Un grand homme et un sage ce Laconique ! Dommage qu'il fût destiné à périr dans d'atroces souffrances, plus grandes et abominables encore que celles, pourtant innombrables comme ses lecteurs, endurées au cours de son existence ascétique, au cours de la la grande révolution patriarcale qu'il mena aux côtés de l'influenceur d'extrême droite Papacito.

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    1. Lol. Vous me faites marrer, cher Marginal. Je veux bien être martyr, si c'est pour une bonne cause ! Rassurez-vous, je n'ai pas tant souffert que ça, faut pas exagérer... Vous avez vu, je vous ai piqué l'illustration de votre avatar, c'est un peu cavalier comme procédé, mais il faut avouer que vous avez toujours eu un très bon goût en matière d'illustrations visuelles...

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    3. J'ai préféré ne pas relever cette bassesse concernant mon avatar, cher Laconique, même si je dois avouer que j'ai vécu ce vol comme une provocation de votre part à mon encontre. Mais je vous pardonne, je m'en suis remis dès les premières secondes de surprises passées.

      Pour ce qui est de la fin tragique de Laconique, on peut toujours se consoler en se disant qu'il est tout de même resté ingambe jusqu'à la fin, car, si l'on en croit son biographe officiel, il présentait fièrement jusqu'à son dernier souffle de magnifiques et très vigoureuses érections.

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    4. Lol. Les biographes sont bien informés il faut croire...

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    5. D'ailleurs, Laconique a oublié de mentionner dans sa biographie cette aspect de sa personnalité comme quatrième bloc existentiel, qui serait même le premier en ordre d'importance.

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  3. C'est un très beau portrait et on sent en effet une certaine noblesse énigmatique chez ce personnage disparu.

    Néanmoins cela me demande un vrai effort d'empathie et d'imagination pour entrer dans cette évocation, tant les "blocs existentiels" qui animaient Laconique me sont étrangers. J'ai toujours trouvé tout à fait inhumaines les morales religieuses ou autres qui nous commandent de nous détacher du désir. Quiconque a traversé des phases profondes d'apathie ou de dépression sait qu'il n'y a pas d'enfer mieux réussi que de n'avoir envie de rien. Toute la science et la philosophie que j'ai lu m'ont convaincu qu'il est tout à fait déraisonnable de croire à des réalités surnaturelles. Enfin, le modèle de la masculinité virile ne m'a jamais attiré (tant mieux qu'il y ait des hommes selon ce modèle, mais pourquoi diable cela devrait-il être un idéal pour tous ?) ; je vois donc difficilement comment on peut se plaindre d'aspirations à l' "héroïsme" non réalisées. Je ne crois pas que ce là un problème de notre époque...

    Il me semble qu'en fait d'action, Laconique ne croyait pas beaucoup à la possibilité de changer la société, les mentalités, les comportements de ses contemporains. C'est pourquoi c'était un tempérament plus contemplatif que politique. On ne le voyait guère écrire sur la législation ou les choix politiques du pays, par exemple. Tandis que lorsque l'on se plonge dans les problèmes de la vie publique pour y développer les tendances progressistes qui ne demandent qu'à devenir effectives, cela permet de retrouver une fierté personnelle et une confiance hors de laquelle on ne fait rien de grand. Tous les grands révolutionnaires étaient des optimistes, comme disait Chesterton à propos de Jésus.

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    1. Merci à vous, cher Johnathan Razorback !

      Vous soulevez de nombreux points, de manière fort pertinente, c'est dur de répondre de manière définitive à chacun.

      Je crois que l'effort de se détacher de son désir est un processus de base inévitable, qui apparaît très tôt dans l'existence. Très tôt l'enfant apprend que le monde ne répond pas à tous ses désirs, et qu'il doit s'en accommoder. Et toute la vie nous apprend à nous détacher de certains de nos désirs. En cela, la morale stoïcienne me paraît dotée d'une universalité vraiment invincible. Cela ne veut pas dire tomber dans l'apathie bien sûr.

      Il y a une grande différence – du moins selon moi – entre la religion et le surnaturel. La religion c'est avant tout un corpus de textes, exactement comme la philosophie. Les psaumes, les proverbes de la Bible sont pour une part contemporains de Parménide et d'Héraclite, il ne vous viendrait pas à l'idée de prendre au pied de la lettre les théories des éléments de Parménide et d'Héraclite, et pourtant elles nourrissent toujours à un certain égard la réflexion philosophique contemporaine, eh bien c'est exactement la même chose pour les psaumes ou les proverbes bibliques, qui conservent leur portée spirituelle dès lors qu'on sait les prendre selon l'angle adéquat.

      Je ne suis pas viriliste. Je constate simplement que toutes les cultures traditionnelles, les cultures « classiques » en tout cas (Grèce, Rome, Inde, Chine) l'ont été, et qu'il y a actuellement un immense désarroi quant aux représentations des genres et de leur rôle respectif. Plus encore d'ailleurs chez les femmes que chez les hommes. Vous dites que vous ne le voyez pas, mais moi je trouve que c'est au contraire un phénomène très visible, à travers d'innombrables phénomènes (piercings, tatouages, cheveux teints, surpoids, revendications transgenre très affirmées, fébrilités multiples, etc.). Il y a un vrai « malaise dans la civilisation ».

      Quant à la politique, c'est vrai que j'en parle peu. Je ne considère pas que ce soit un levier effectif de transformation des modalités concrètes de l'existence. Les déterminations sont trop fortes, et elles l'ont toujours été. Religieuses naguère, techniques de nos jours. Force est de constater que les grands mouvements révolutionnaires de la fin du dix-neuvième auxquels vous êtes si attaché ont abouti à une société tout aussi normative que celles des siècles passés, et bien plus déshumanisée. Il y a là un véritable constat d'échec des aspirations révolutionnaires classiques, dont Jacques Ellul ou Michel Houellebecq, pour citer deux auteurs bien connus, ont rendu compte avec amertume dans leurs œuvres respectives.

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  4. Bonjour, votre autoportrait est touchant, l'introspection sur votre être et votre sincérité provenant des profondeurs de votre âme m'ont transpercer dans ma chair, car je comprend votre constat, une certaine déception mélancolique d'un héroïsme ascétique classique tombé en désuétude en tant que symbolisme dans l'art, cette perte de sens civilisationnelle , aujourd'hui on nous rabâche de la méthodologie de déconstruire tel un dogme mais sans rien construire en retour, on se sens floué, presque châtier d'une réponse discursive sur notre être et existence, comment ne pas se perdre dans ce vide silencieux infernal ? Sans symbole, sans alternatives et sans devoir ?

    Je n'ai pas encore trouver une réponse et je la cherche désespérément de manière rationnelle dans la philosophie que j'apprends actuellement.

    J'aimerais venir sur le sujet de la religion, cela m'as tout autant touché, personnellement j'ai un conflit entre ma conviction, mes affects (sûrement dû à mon éducation catholique) envers un Dieu et ma croyance philosophique matérialiste, tout comme d'autres conditions, je crois en l'immanence du Christ en chacun d'entre nous, de plus peut-on être chrétien et s'adonner à certains plaisirs charnels ?

    Tant de questionnement me restent en suspend, je m'abandonne dans la lecture des plus grands philosophes et œuvres littéraires piquant ma curiosité, le romantisme allemand avec Goethe ou les multiples mythologies, pour me connaître moi même, mon existence et mon positionnement en tant qu'être dans cet univers, nous devons tous passer par un long détour.

    Et ce long détour est à portée de main avec tout ce savoir littéraires que ma génération et successives mystifie tant.

    En résumé nous partageons des points communs, et votre introspection ne m'as pas laisser indifférent, je ressens une morosité dans certains passages, d'autres d'un amour profond portant un humanisme chrétien et d'une personne courant vers la Philo (amour) sophia (sagesse) pour enfin se découvrir ontologiquement et se montrer vertueux, c'est ce que m'inspire votre introspection.

    Bien à vous, un simple jeune homme voulant connaître l'univers et son être.

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    1. Je vous remercie pour votre commentaire qui m’a touché.

      Je crois comprendre ce que vous dites. Nous vivons dans une société qui a perdu tout idéal, toute culture commune, il n’y a plus que l’intérêt à court terme qui semble tout dominer. C’est parfois dé-sespérant. Il me semble que dans ces conditions, la première chose à faire est de travailler à acquérir un certain équilibre personnel, c’est le plus important, pour ne pas se laisser submerger par ses émo-tions. La lecture de la philosophie m’a aidé pour cela, surtout Platon, Epictète, etc.

      Le christianisme est autre chose. J’ai beaucoup lu la Bible, et j’essaie d’être fidèle à ma manière, et dans les limites de mes capacités. Il est certain que cela peut compliquer les choses, créer des scru-pules, mais ont trouve toujours une réponse dans la Parole de Dieu : « Ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route » (psaume 119).

      J’espère que vous trouverez des réponses dans vos lectures (ainsi que du plaisir, c’est essentiel !). Merci encore pour votre commentaire, au plaisir de vous relire ici.

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