- Ce qui est remarquable chez Nietzsche, c'est qu'il représente la revanche de l'esprit latin sur le sérieux germanique, l'irruption de l'un au sein de l'autre. Le mouvement était déjà amorcé chez Schopenhauer par rapport à Kant (qui constitue la quintessence de l'esprit germanique), mais Nietzsche l'a porté à son aboutissement, à incandescence pourrait-on dire. Tout ce qui manque à Kant : le style, la concision, le sens esthétique, le sens historique, tout cela Nietzsche le possède au plus haut point, et ce sont précisément là les vertus latines, méditerranéennes. Nietzsche représente en quelque sorte une fatalité de l'histoire de la pensée : il était fatal que face à cette monstruosité esthétique et sensible que constitue la philosophie kantienne, la sensibilité et l'esthétique, le bon goût en un mot, ou encore l'esprit latin, prissent leur revanche, et ils ne pouvaient le faire qu'en investissant le cœur même de la déviation, à savoir la langue allemande, la philosophie allemande. Et c'est Nietzsche qui incarne ce moment si important et si émouvant de l'histoire de la pensée.
- Nietzsche est un très grand auteur parce que c'est le point de confluence de toute la culture occidentale. Il a assimilé et il fait dialoguer Homère, Platon, Shakespeare, Voltaire, Wagner, etc. Très peu d'auteurs peuvent en dire autant. Il représente ainsi une des figures possibles du grand écrivain : non pas le créateur d'un univers, le miroir de l'humanité, à la Balzac ou à la Shakespeare, mais le point de condensation d'une culture universelle (comme Gide l'a été, ou Sollers, dans un registre plus dégradé).
- Nietzsche : ce qui donne du poids à chacune de ses pensées, c'est toute la culture invisible qui la soutient, toute cette connaissance intime de la pensée grecque, de l'âme grecque en particulier (mais pas seulement). Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand philologue, et parce que c'est un grand esthète. C'est toute cette culture implicite qui soutient et qui gonfle chacune de ses pensées de signification et de beauté. Il s'ensuit que plus on est cultivé, plus on peut apprécier Nietzsche (qui n'a à peu près rien à offrir au béotien).
- Nietzsche : alliance d'un esprit vraiment positiviste, libre-penseur, et d'une âme de poète, d'esthète. Les deux semblent incompatibles, on a soit le positiviste obtus, scientifique, bouffeur de curés, mais sans la moindre once de sensibilité poétique, comme on en voit tant de nos jours, soit le poète, l'artiste, complaisant avec lui-même et avec la vérité. Mais maintenir une grande exigence à l'égard de la vérité tout en reconnaissant que la seule justification du monde et de l'existence est in fine une justification d'ordre esthétique, c'est un alliage qui semble très rare, presque contradictoire. C'est en tirant à l'extrême sur chacun des bouts de la corde que Nietzsche a atteint son incomparable stature, son éclat, et c'est aussi ce qui l'a finalement brisé.
- Pourquoi l'aphorisme, à la Nietzsche ou à la Marc Aurèle, est-il la forme philosophique par excellence ? Parce que c'est la forme qui reflète le mieux la nature d'esprit du véritable philosophe : un esprit souple, mobile, qui ne s'arrête jamais sur rien, ni sur personne, ni sur aucune idée, mais qui reste disponible, libre et fluctuant comme la vie elle-même. Ainsi la forme adoptée par une pensée devrait toujours traduire les vertus de cette pensée (comme chez Platon par exemple).
- Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand solitaire. La solitude : voilà ce qui distingue Nietzsche d'un intellectuel ou d'un professeur d'Université contemporain.
- Gide, Nietzsche, Voltaire, Schopenhauer : tous les grands intellectuels étaient des isolés, sans la moindre position sociale. L'isolement est une condition nécessaire pour avoir un rapport authentique au texte, pour pouvoir accéder à la vérité existentielle des textes. Sinon, si l'on est intégré dans une structure sociale, cette structure sociale vient toujours s'interposer entre le lecteur et l'œuvre (cela donne la littérature de journalistes, de professeurs, etc.). Lorsqu'on est isolé, on ne peut pas tricher, il n'y a pas d'échappatoire, le texte devient le seul intermédiaire entre le monde et le lecteur, le lecteur devient totalement dépendant du texte pour son rapport au monde, pour sa survie même, ce qui change tout.
Éh bien, cher Laconique, il y a eu Nietzsche, et maintenant il y a vous ! Pour allier la rigueur de la pensée et le sens de l'esthétisme. Et, d'ailleurs, ce n'est certainement pas un hasard si vous vous épanouissez de plus en plus dans la forme du fragment.
RépondreSupprimerEt c'est vrai que la lecture de Nietsche est beaucoup moins aride que celle de la plupart des philosophes, on sent un souffle, du lyrisme même, parfois c'est presque du Hugo !
Pour la solitude, je dirais qu'elle est la condition sine qua non pour s'enfoncer au plus profond des méandres de l'esprit et ainsi parvenir à l'acuité de pensée. Pas de distractions, pas d'appels du monde concret, "pas d'échappatoire"...
Ah oui, cher Marginal, c'est vrai que j'apprécie de plus en plus les formes brèves, aussi bien pour la lecture que pour l'écriture. J'ai eu des soucis de pc aussi, donc c'est plus compliqué pour moi en ce moment de pondre des vrais articles. Mais ne vous inquiétez pas, les pavés devraient revenir !
SupprimerNietzsche est très bon, c'est un esprit libre, comme vous. Un poète en effet, un vrai lyrique. Mais il vaut mieux avoir la tête froide pour le lire, un peu de maturité, pour ne pas partir en vrille, comme on dit.
Les mondains font rarement de bons écrivains, c'est vrai. La nature humaine est si faible que la solitude reste la meilleure solution pour préserver son intégrité intellectuelle et morale. Et la solitude dans les Alpes suisses ça donne Nietzsche, ou encore votre avatar !
Nietzsche est en effet un écrivain d'une culture prodigieuse ; ça fait partie du bonheur de le lire, on arpente des paysages, on rencontre des figures et des saisons variées. Ce qui n'est sans doute pas pour rien dans sa finesse, et même dans son scepticisme: comment croire à une vérité absolue lorsqu'on a fréquenté si longtemps des pensées et des époques aussi différentes ?
RépondreSupprimerJe ne suis pas d'accord pour tenir l'aphorisme pour une forme philosophique sérieuse. D'ailleurs c'est la partie de l'œuvre de Nietzsche qui m'intéresse le moins, et de loin, en dépit de quelques punchlines bien senties que tout le monde connaît. Il peut parfois y avoir une sagesse dans un aphorisme ou un dicton populaire, et à ce titre il doit intéresser le philosophe, mais l'aphorisme ne se confond pas avec une réflexion philosophique. C'est de la pensée toute faite, de l'assertif, du dogmatique, exactement ce dont raffole les ados et dont un esprit mature doit se défier. L'aphorisme n'est pas interrogation, mise en doute des certitudes, critique des préjugés ; l'aphorisme ne met pas en dialogue différentes opinions pour tenter d'en dégager une vérité. En somme c'est l'inverse d'un dialogue de Platon...
Je ne suis pas non plus d'accord sur le fait que l'isolement social est une condition pour être un grand penseur. Je pense au contraire qu'on est plus intelligent à plusieurs. Regardez donc Socrate: marié, entouré de disciplines, bon citoyen, soldat de l'armée athénienne, déambulant dans les rues pour interroger les artisans, les rhéteurs, les hommes politiques... Un personnage tout à fait sociable, et on trouvera quelques philosophes de ce genre, Diderot peut-être...
Merci à vous pour ces éclairages, cher Johnathan Razorback, ce sont des avis d'expert, c'est précieux.
SupprimerOui, Nietzsche était extraordinairement cultivé, et surtout c'était une culture assimilée, il n'est jamais dans le cliché, ce sont toujours des ouvertures sur les ressorts profonds des artistes considérés, et toujours des appréciations personnelles, vécues pour ainsi dire.
L'aphorisme a ses vertus et ses limites... Je pense que Nietzsche l'utilisait dans une visée polémique, pour employer les armes de l'esprit français (la sentence à la La Rochefoucault) contre l'esprit de système germanique (Hegel et Kant). Mais je vous rejoins, c'est vrai que là où la pensée de Nietzsche se déploie avec le plus de profondeur et de radicalité, c'est sans doute dans ses traités plus "suivis", comme La Généalogie de la morale ou L'Antéchrist.
Nietzsche avait sa petite théorie sur le mariage de Socrate : "Un philosophe marié a sa place dans la comédie, telle est ma thèse : et Socrate, seule exception, le malicieux Socrate, s'est, semble-t-il, marié par ironie, précisément pour démontrer la vérité de cette thèse" (Généalogie de la morale, III, 7). Au-delà de ce trait d'humour, je ne pensais pas vraiment aux liens amicaux ou sentimentaux dans mon petit fragment (Gide et Voltaire, et même Nietzsche, ont eu une vie amicale très riche) mais plutôt à l'insertion sociale, institutionnelle. Les quatre auteurs que je cite étaient de grands lecteurs, et il me semble que leur nullité sur le plan social leur permettait d'aborder les textes sans aucun a priori, sans grille préconçue, avec une certaine fraîcheur du regard pourrait-on dire, et c'est cette fraîcheur du regard qui me semble un peu altérée lorsqu'on est universitaire ou journaliste professionnel par exemple.