Je discutais l’autre jour avec un ami socialiste.
« As-tu lu Michelet ? me demanda-t-il. Je lisais récemment des passages de son Histoire de la Révolution française. Il est frappant de voir à quel point la féminisation du corps électoral a transformé notre façon de considérer la politique. Chez Michelet, on a l’impression de voir ressurgir les hommes de Plutarque, des hommes inspirés, habités par leurs idéaux, prêts à sacrifier leur vie pour ces idéaux : la Justice, le Peuple, la Nation. Des saints laïques, directement reliés au transcendant. Et telle était bien la façon dont on concevait la politique jusqu’en 1945. Aujourd’hui, les femmes ont le droit de vote, et de quoi parle-t-on ? De pouvoir d’achat. De sécurité. De retraites. Attention, je ne dis pas que les facteurs matériels aient été absents par le passé. On sait le rôle joué par les pénuries de pain lors du déclenchement de la Révolution. Mais on n’en restait pas là, le constat de l’aliénation matérielle débouchait très vite sur l’abstrait, sur l’intelligible, sur l’idéal, c’est-à-dire sur la liberté. Aujourd’hui, on ne dépasse guère le niveau des préoccupations les plus basses, les plus élémentaires.
« Mais je ne veux pas m’attarder sur ce sujet, je ne veux pas polémiquer, ma réputation dans ce domaine est déjà faite de toute façon. Non, je voudrais plutôt aujourd’hui revenir sur ces émeutes urbaines que nous avons connues il y a quelques semaines en France. Leur ampleur a surpris tout le monde et a bien montré que quelque chose de profond couvait, quelque chose qui dépasse le stade du circonstanciel, de l’accidentel.
« Que faut-il pour être doté d’une authentique conscience révolutionnaire, et pour l’exprimer non seulement par des paroles, mais par des actes ? Il faut avant tout être affranchi des déterminations conservatrices et réactionnaires, des forces qui nous font souhaiter que le monde continue d’aller comme il va. Je vais arrêter de tourner autour du pot et t’exposer directement ma thèse. Je pense que le Français de base, « le Français de souche » comme on dit, est dorénavant inapte à toute conscience révolutionnaire, parce qu’il est irrémédiablement lié par la double détermination de notre société : l’aliénation sentimentale d’une part, l’aliénation technicienne de l’autre. C’est cela qu’il veut, c’est cela son horizon, et il est désormais incapable de porter son regard au-delà. La Révolution, si elle doit advenir, devra venir d’ailleurs, d’autres éléments de la population.
« Examinons cela de plus près.
« J’ai été jeune, et j’ai vu ce qui aspire toute l’énergie, toutes les préoccupations des jeunes blancs de notre société, des garçons et des filles. Je n’ai connu aucune exception à la règle. Maintenant, prenons le cas d’un jeune de banlieue, d’un jeune Maghrébin, pour être encore plus précis. Il sait bien qu’il est plus ou moins exclu du jeu en la matière, il pourra se débrouiller comme il pourra, mais enfin socialement et culturellement il sera toujours désavantagé, il ne constituera jamais une option de premier choix pour la petite bourgeoise blanche, le centre de ses préoccupations devra se situer ailleurs. Il suffit d’ailleurs d’écouter la production musicale pour saisir ce que je veux dire : tu noteras que les rappeurs sont à peu près les seuls à intégrer une dimension sociale à leurs chansons, tous les autres, tous les « Français de souche », toutes nos Jenifer et tous nos Calogero, ne parlent que de romance, encore et toujours. Le jeune de banlieue est donc relativement libre par rapport à cette première détermination.
« Passons maintenant à la technique. J’ai travaillé dans l’administration, j’ai vu comment cela se passe. La classe moyenne n’en a peut-être pas vraiment conscience, mais elle attend dorénavant son salut de la technique, et de la technique uniquement. Tous les problèmes, tous les enjeux doivent se ramener au bout du compte à facteurs d’ordre technique, et c’est par la technique qu’ils seront résolus, que ce soit dans le domaine de la médecine, de la sécurité, de la culture, du social, etc. Il faut écouter le langage des salariés, des entreprises, des fonctionnaires : le jargon technique a tout recouvert, il a complètement chassé la prise en compte des valeurs, des idéaux et des abstractions. Ici encore, le jeune de banlieue est plutôt préservé. Certes, il peut trifouiller son iPhone comme tous les autres. Mais en fin de compte, au fond de lui, et contrairement à Elon Musk et à tous les occidentaux bien intégrés dans la société, il n’attend pas son salut de la technique : là aussi il est plus ou moins exclu du jeu, c’est ailleurs, c’est sans lui que les choses sérieuses se passent.
« Le Français moyen n’a donc aucun intérêt à vouloir la Révolution. Il veut que les forces dominantes se perpétuent. Il veut « être en couple », il veut fonder sa petite famille et lui consacrer ses week-ends. Et il veut sa 4G, sa fibre optique, sa voiture hybride, ses artefacts techniciens qui lui assurent qu’il se trouve bien dans le sens de l’Histoire. Et toute notre société, toute notre éducation ne visent qu’à perpétuer ces deux puissances. Lorsque l’on éduque les jeunes à notre époque, c’est pour cela, exclusivement : pour qu’ils s’épanouissent dans le complexe sentimentalo-émotionnel d’une part, pour qu'ils s’intègrent dans le système technicien de l’autre. Pour le jeune de banlieue, et pour lui seul, les écailles sont tombées des yeux. Lui seul il voit les choses telles qu’elles sont, lui seul il n’est pas engagé dans la mécanique émotionnelle et technicienne. As-tu remarqué la nature des établissements qui ont été brûlés lors de ces nuits de juin et de début juillet ? Des écoles, des bibliothèques, des maisons de quartier, des centres de loisir pour la jeunesse. Et des grandes surfaces, des magasins de high-tech. Les Français moyens ont été scandalisés. Mais en regardant les choses de près on peut constater que les émeutiers ont fait preuve d’un instinct très sûr en ce qui concerne les cibles de leurs dégradations. Ils se sont attaqués à tout ce qui alimente et perpétue le modèle de notre société, un modèle dont ils sont exclus. Pour le Français de base, attaquer une école, c’est attaquer quelque chose de sacré. Mais il faut aller au bout du raisonnement. L’école est sacrée pour nous, non parce qu’elle nous ouvrirait à un quelconque savoir, dont nous n’avons cure, mais parce que, au bout du compte, elle nous permet de fonder une famille et de nous intégrer dans le système technicien. Idem pour les bibliothèques et les maisons de quartier. C’est donc un faux sacré, un sacré perverti, et en le livrant aux flammes les émeutiers n’ont au fond pas fait autre chose que de confirmer le jugement porté sur « le monde » par la Bible, laquelle n’annonce pas autre chose que les flammes du Jour inévitable. Ce sont de faux dieux que l’on adore dans ces établissements, et ils le sentent obscurément. Le fond du problème n’est pas d’ordre social, il est d’ordre sacré, religieux. Les jeunes de banlieue ne veulent pas de notre sacré d’occidentaux sécularisés, et lorsque l’occasion s’en présente, ils le font savoir.
« Tu me trouves sans doute excessif. Mais tu observeras que dans l’histoire ce sont toujours les exclus, les pauvres, les étrangers qui ont mené les révolutions vraiment significatives. La véritable révolution ne peut venir que de là, comme cela a été le cas il y a deux mille ans en Judée du temps de Jésus, ou il y a trois mille deux cents ans en Egypte du temps de Moïse. Seuls ceux qui n’ont rien et à qui l’on ne promet rien peuvent faire advenir le Nouveau.
« Bien entendu, j’ai laissé de côté dans mon propos le problème plus circonstanciel de notre Cinquième République à bout de souffle. Le pouvoir césaro-bonapartiste du président dans nos institutions suscite une opposition latente mais constante, qui attend la moindre étincelle pour éclater. Tout cela est très malsain, tout à fait délétère, et nous n’avons pas fini d’observer les conséquences spectaculaires de cette immaturité politique française, de cette culture politique française obsédée par la personnalisation du pouvoir et inapte à mettre en place un véritable régime parlementaire. Mais ceci est un autre sujet. »
Personne, cher Laconique, ne dépasse "le niveau des préoccupations les plus basses, les plus élémentaires", personne ! Je pense que tout ça est en réalité beaucoup plus simple que vous ne l'imaginez, c'est juste une affaire de pyramide de Maslow : du moment que les besoins de base, c'est-à-dire la bouffe, un toit avec de la sécurité et du confort, et l'accès au sexe sont relativement comblés, il n'y a aucun intérêt pour un organisme à se bouger le cul, et encore moins à faire la Révolution, ce qui constituerait une perte d'énergie infructueuse et une mise en danger du confort acquis. On ne peut pas en vouloir aux gens, c'est humain, et même animal... Il faut que la nécessité soit impérieuse pour déclencher l'action, il ne faut rien avoir à perdre comme on dit. Ce que vous appelez "l'authentique conscience révolutionnaire", n'est donc en fait rien d'autre qu'une insatisfaction des besoins primaires, cher Laconique, et je ne crois pas qu'un quelconque idéal puisse s'y dissimuler.
RépondreSupprimerConcernant "le jeune de banlieue", vous avez raison, il n'est pas "engagé dans la mécanique émotionnelle et technicienne", mais à vous lire on a l'impression que c'est par choix. Or, c'est tout le contraire, il en rêve, et s'il est davantage prêt à la Révolution que "le Français de base", c'est justement parce qu'il n'y a pas accès.
D'ailleurs, je connais un peu le rap, qui comporte, vous avez raison, par essence et à l'origine, une "dimension sociale" et même subversive, mais je peux vous garantir que cela fait belle lurette que cette dimension a presque entièrement disparu et que le rap actuel se montre beaucoup plus léger et se rapproche davantage de la variété, surtout depuis qu'il est devenu le genre musical le plus écouté en France, qu'il est reconnu et intégré, si l'on peut dire. Et on y a toujours trouvé une fascination pour les femmes ("l'aliénation sentimentale", comme vous dites) et pour les beaux objets souvent techniques (les voitures, les montres, les bijoux, etc.) et aujourd'hui encore davantage !
Sinon, personnellement, je suis plutôt content que "le jeune de banlieue" foute un peu le bordel ! Vous omettez d'ailleurs de parler de cette affaire de refus d'obtempérer ayant abouti à la mort d'un jeune donnée par un valeureux gardien de la paix, affaire qui serait le déclencheur des émeutes, mais c'est sûrement parce que vous pensez comme moi qu'il ne s'agit au fond que d'un prétexte, et qu'il y a d'autres forces qui couvent et n'attendent que ça pour se manifester. Cela étant dit, c'est quand même dégueulasse d'abattre des mecs comme ça et je peux tout à fait comprendre que certains aient eu envie de tout casser !
Eh, cher Marginal, comme vous êtes désabusé, d’un cynisme et d’une lucidité implacables ! Vous avez peut-être raison, mais quand même, je veux croire que de temps à autre un niveau de conscience qui dépasse le seul intérêt personnel peut émerger… Il y a eu des vraies consciences morales et citoyennes au siècle dernier, des gens qui ne manquaient pas de confort, de nourriture ou de « sexe », et qui se sont élevés au-dessus de leur intérêt immédiat. Je pense à Jacques Ellul, à Henri Guillemin, même à Jean-Paul Sartre qui avait la voie tracée pour devenir un bourgeois et qui a fini par distribuer « La Cause du peuple » dans les rues de Paris. Non, ce serait trop triste si vous aviez raison, on ne peut pas en rester à ce niveau de lecture matérialiste.
SupprimerOui, le « jeune de banlieue » est dégagé de ces déterminations par nécessité, pas par choix, j’en ai pleinement conscience. D’ailleurs je n’ai nullement prétendu le contraire. Vous avez complètement raison. Il n’empêche qu’il est dégagé. Les Hébreux du temps de Moïse, les pauvres du temps de Jésus n’étaient pas pauvres ou esclaves par choix, mais ils étaient pauvres quand même, donc plus proches de Dieu, qu’ils le voulussent ou non. Il y a des passages là-dessus dans l’ouvrage de Jacques Ellul, L’Homme et l’argent.
J’ai pensé à vous, cher Marginal, en parlant des rappeurs ! Je sais que c’est une de vos sources d’inspiration (pas la seule), alors que moi je n’y connais rien du tout, il n’y a que les trollages de Booba sur Twitter qui me font marrer. Oui, vous avez raison, c’est très matérialiste aussi, le summum du matérialisme…
En effet, je n’ai pas parlé de « l’affaire Nahel », vous savez que je n’aime pas les polémiques à chaud sur l’actualité… Cela a joué dans le déclenchement, mais je pense que cela couvait depuis un moment. Pareil pour la police, je ne veux pas polémiquer, c’est trop facile derrière un écran. Mais ce que je peux vous dire c’est que ces émeutes ont eu un retentissement mondial. Trump a réagi dessus, et ça faisait tous les jours les premiers titres des infos dans un pays de l’est situé à 2000 km de la France, où je me trouvais début juillet. Le monde entier a senti que pendant ces quelques jours ce sont des forces fondamentales, une énergie longtemps bridée et vraiment authentique, qui ont été relâchées.
A l'instar de Monsieur le Marginal Magnifique, il me semble que ces "jeunes de banlieue" (si tant est qu'il soit possible de tous les foutre dans le même sac) ont davantage manifesté leur envie d'accéder à un faux idéal que d'en renverser les brillants pour demander autre chose. Les économies parallèles qui s'épanouissent dans certaines banlieues (et dont les produits profitent aussi aux petits blancs en manque de sensation fortes) semblent le démontrer, alors qu'autre chose pourrait se produire, si une véritable conscience des aliénations était en jeu. Votre ami socialiste de bon goût a toutefois raison de dire qu'un peu de réel a transparu dans ces émeutes, au-delà des pinaillements politiques habituels autour du pouvoir d'achat, des chèques énergie, de l'âge de départ à la retraite, etc. - tous débats qui ne sont qu'une manière de finalement consentir à la moindre soumission par présentation d'une plus sévère.
RépondreSupprimerOui, vous avez sans doute raison, chère Colimasson, et il y avait une part assumée d’excès dans mon texte. Ça faisait partie de l’exercice. Il n’y avait certes aucune réelle « conscience des aliénations » chez les émeutiers du mois dernier. Il n’empêche. J’ai trouvé toutes les réactions de droite à ces événements, très prévisibles, et vraiment à courte vue. Les « partisans de l’ordre » ne remettent nullement en cause ce que j’estime être le mal fondamental de nos sociétés, ils ne le perçoivent même pas, ils veulent que tout continue comme ça. Inconsciemment, c’est bien le jeune de banlieue qui est le vrai dépositaire de la critique des maux de nos sociétés. Ce sont d’ailleurs eux au fond les vrais « traditionnalistes », avec un sens plus préservé de l’honneur, de la justice, de la pudeur, etc. Mais je dérive, je le crains. Merci en tout cas pour ce retour sur mon texte.
SupprimerJe me disais, cher Laconique, que ça fait longtemps qu'on n'a pas vu le sanglier sauvage, J. Razorback, traîner dans le coin...
RépondreSupprimerMais bon, quelque part il n'y a rien de surprenant, c'est l'été, il doit sûrement musarder dans un obscur camping de la côte d'Azur à essayer d'obtenir tant bien que mal des faveurs sexuelles de la part des teens environnantes, ou alors dans un camp de naturiste gay du Cap d'Agde à se rincer l'œil et à fourrer tout ce qui passe, voire à se faire fourrer.
Vous me faites marrer, cher Marginal. Ceci dit, j’aurais bien aimé moi aussi avoir l’opinion de J. Razorback sur ces émeutes...
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