24 février 2022

Jules César et les Juifs



Dans la lutte acharnée qu'il a menée contre le parti aristocratique et les instances conservatrices de Rome, Jules César a trouvé un appui déterminant auprès d'un peuple marginalisé et méprisé par les élites romaines, le peuple juif. Le ferment révolutionnaire que le peuple juif a toujours représenté au milieu des nations, de Judas Maccabée à Marx, Lénine et Trotsky, a pleinement bénéficié à la révolution de grande ampleur accomplie par César, laquelle a abouti au remplacement de la vieille République sénatoriale et conquérante par le Principat, apolitique, universel, annonciateur des libertés individuelles et de l’État de droit. Comme pour tout ce qui concerne la vie de César, la matière est abondante. Cet article se propose de recenser certains éléments factuels et néanmoins troublants de cette alliance qui a fait basculer le destin de l'Occident.
L'hostilité des Juifs à l'égard de Pompée, l'ennemi de César et le chef du parti patricien lors de la guerre civile déclenchée en 49 av. J.-C., remonte à une quinzaine d'années plus tôt, lorsque Pompée, lors de sa campagne d'Orient, en 63 av. J.-C., assiégea Jérusalem et investit le Temple de façon sanglante (12 000 victimes) (1). Non seulement Pompée avait lâchement profité du repos hebdomadaire que leur Loi impose aux Juifs pour mener les travaux du siège et s'emparer de la place, mais il se rendit coupable de la profanation suprême en pénétrant dans le lieu interdit par excellence, le Saint des Saints. L'écrivain Patrick Banon a retracé la scène de façon saisissante dans son ouvrage Flavius Josèphe, Un juif dans l'Empire romain :
 
« Pendant que les légionnaires égorgeaient les sacrificateurs sur le parvis du Temple, les survivants imperturbables continuaient les rituels de purification dans l’espoir de protéger le sanctuaire des turpitudes de la mort. (…)
L’épée à la main, Pompée n’hésita pas à contempler l’invisible. Avec l’inconscience des vainqueurs, il souilla de ses yeux impurs l’obscurité de la pièce sans fenêtres et viola de sa voix le lieu sans parole. Espérait-il trouver dans le Saint des Saints le secret de la foi des juifs pour leur Dieu invisible ?
Toujours est-il que lorsque l’épée encore sanglante il foula le sable d’où fut créé le premier homme et qu’il réapparut sur le parvis, abasourdi par cette absence qui remplit le cœur des Judéens, il n’était plus qu’un misérable vaincu. (...)
Pompée avait mis le feu à l’âme juive, et plus jamais le brasier ne s’éteindrait. » (2)
D'après certains auteurs, il faut donc faire remonter à cet événement le soutien des Juifs en faveur de César lors des guerres civiles : « Une des premières causes de la popularité de César parmi les Juifs, c'est qu'il vengeait, lui l'instrument du Dieu puissant, une profanation coupable. » (3)
Vaincu par César à Pharsale, Pompée sera finalement assassiné sur l'ordre de Pothin, l'eunuque du jeune pharaon Ptolémée XIII, au large de Péluse, en Égypte, lieu symbolique entre tous, « fournaise pour le fer » d'après la Torah (Dt 4, 20).
Outre l'inimitié personnelle à l'égard de Pompée, on peut sans doute trouver des causes plus structurelles à ce soutien des Juifs envers César. L'Antiquité grecque et romaine faisait preuve d'un antisémitisme assez marqué (4), dont le Pro Flacco de Cicéron est un témoin caractéristique. L'aristocratie conservatrice romaine en particulier, dont Pompée s'était fait le champion, se montrait sans doute peu favorable à leur cause, à l'inverse d'un Jules César, esprit plus tolérant et moins lié par les vieilles coutumes traditionnelles : « Les Juifs à qui le vieil esprit romain était éminemment défavorable (car ils n'en pouvaient attendre ni la sécurité des consciences ni le libre exercice du culte) sentaient instinctivement que leur cause était liée à celle de César, intelligence ouverte, sceptique, positive et par conséquent libérale. Pour cette seule raison, les Juifs, aussi bien à Rome qu'en Palestine, firent des vœux pour la défaite de Pompée ; ils y contribuèrent dans la limite de leurs ressources. » (5)
Après la mort de Pompée, c'est sans doute aux trois mille hoplites juifs d'Antipater que César dut son salut lors de la guerre d'Alexandrie. L'épisode est rapporté au livre XIV des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. L'appui d'Antipater, administrateur de Judée et père d'Hérode le grand, a été décisif, puisque que celui-ci, sur instructions du grand-prêtre Hyrcan II, a mobilisé une grande partie de l'Asie en faveur de César (notamment Mithridate de Pergame) : « Ce fut grâce à lui que de toutes les parties de la Syrie arrivèrent des renforts, personne ne voulant se laisser distancer en empressement à l'égard de César. » Antipater n'a pas économisé ses efforts et a joué un rôle de premier plan lors de la prise de Péluse et de la bataille dite du « camp des Juifs » : « Mithridate écrivit à César à ce sujet, déclarant qu'il devait la victoire et son propre salut à Antipater ; aussi César envoya-t-il à celui-ci des éloges et l'employa-t-il pendant toute la guerre dans les missions les plus périlleuses. » (6) Fidèle a sa réputation, César sut se montrer à la hauteur lorsqu'il fallut récompenser les bons services de ses alliés. Flavius Josèphe retranscrit les édits de César en faveur des Juifs, lesquels contrastent évidemment avec les souvenirs laissés par Pompée puis Crassus sur les mêmes terres. Citons quelques mesures emblématiques : liberté de culte et de réunion, exemptions d'impôts, respect de l'année sabbatique, autorisation de relever les murailles de Jérusalem, confirmation d'Hyrcan et de sa descendance dans les dignités de grand-prêtre et d'ethnarque de Judée, octroi de la citoyenneté romaine et du titre de procurateur à Antipater, etc.
Joseph-Antoine Hild souligne le caractère révolutionnaire de ces mesures, et y voit une étape fondatrice dans la mise en place de la notion moderne de séparation des sphères politique et religieuse : « Ces faveurs octroyées par le gouvernement de César aux communautés juives de l'empire, faveurs qui furent précieuses, importantes, fécondes à Rome plus que partout ailleurs, prouvent que les Juifs avaient prévu juste en abandonnant des premiers la cause de l'ancienne République, personnifiée par les aristocrates du parti pompéien. Elles démontrent non moins clairement que César, rompant en matière de politique religieuse avec toutes les vieilles traditions, au risque de se rendre impopulaire, devançait de beaucoup non pas seulement les politiques les plus clairvoyants de son temps, mais les plus avisés des âges à venir. (…) Dans leur ensemble elles sont l'application d'un véritable système de politique religieuse au sens moderne du mot ; elles organisent l’Église libre au sein de l’État romain (…). Cette Église obtient du législateur tous les privilèges indispensables à son existence, dans les conditions où elle-même l'a définie. (...) À la prétention hautement et énergiquement proclamée par les adorateurs du Dieu unique, de n'obéir à la constitution de Rome que jusqu'à un certain point et non au-delà, César, le réformateur de cette constitution, l'organisateur d'un nouvel état de choses, répond par la plus large tolérance dont jamais minorité religieuse ait joui chez aucun peuple. » (7)
De façon plus mystérieuse, César semble avoir été persuadé de bénéficier d'une protection spéciale venue d'en haut. Les références à la « Fortune » de César sont innombrables dans La Guerre des Gaules et La Guerre civile. D'un simple point de vue factuel, César aurait dû perdre la bataille de Pharsale ( 22 000 hommes et 1 800 cavaliers du côté de César, 45 000 hommes et 7 000 cavaliers du côté de Pompée). Il aurait surtout dû perdre la bataille de Munda (40 000 hommes du côté de César, 70 000 hommes du côté de Pompée le Jeune), bataille qui fut si acharnée que César dut se jeter au premier rang de la mêlée, ainsi que le rapporte Plutarque : « Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu'il parvint à repousser les ennemis (…). En rentrant dans son camp, après la bataille, il dit à ses amis qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu'il venait de combattre pour la vie. » (8) Et pourtant, en ayant l'ensemble du monde antique contre lui, César n'a jamais été vaincu, et il a fini au plus haut degré de pouvoir auquel jamais homme libre soit parvenu. Contre le monde ancien et les traditions séculaires, César a su s'appuyer sur les forces du monde à venir, les forces méprisées à son époque : les cavaliers gaulois et germains qui lui ont prêté main-forte à Pharsale, les troupes judéennes d'Antipater lors du siège de Péluse.
Le Dieu d'Israël a le sens de la fidélité, une fidélité qui, selon l'Écriture, « s'étend sur mille générations » (Ex 20, 6). Un siècle exactement après la naissance de César, une nouvelle ère commençait, celle, précisément, de J.-C.
 
Références
2) Patrick Banon, Flavius Josèphe, Un juif dans l'Empire romain, Presses de la Renaissance, 2014.
3) Joseph-Antoine Hild, Les Juifs à Rome devant l'opinion et dans la littérature, Revue des études juives, 1884.
4) Odile Benoît, Histoire de l'antisémitisme, Bulletin de psychologie, 1952.
5) J.-A. Hild, op. cit.
6) Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, livre XIV.
7) J.-A. Hild, op. cit.
8) Plutarque, Vie de César.

10 février 2022

Considérations sur la vocation philosophique de Platon



On se représente souvent Platon comme un philosophe emblématique, le « pur philosophe », celui qui a dédié sa vie à la philosophie sans le moindre partage, le moindre scrupule. Pourtant, ce n'est pas tout à fait ce que nous apprennent les biographies anciennes de l'élève de Socrate. Dans la fameuse Lettre VII, Platon revient lui-même sur son itinéraire. Il semble que, comme tout jeune Athénien de sa génération, d'origine aristocratique de surcroît, ce soit d'abord vers la chose publique, vers le gouvernement de la cité, que se soient tournées ses aspirations : « Au temps de ma jeunesse, j'ai effectivement éprouvé le même sentiment que beaucoup d'autres. Aussitôt que je serais devenu mon propre maître, m'imaginais-je, je m'occuperais sans plus tarder des affaires de la cité. » Pourtant, assez rapidement, une inflexion assez radicale s'opère : « Moi qui, bien sûr, observais ces choses et les hommes qui faisaient de la politique, plus j'approfondissais mon examen des lois et des coutumes, et plus j'avançais en âge, plus il me paraissait difficile d'administrer correctement les affaires de la cité. (…) À la fin je compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l'heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce qui en elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable, faute d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est grâce à elle qu'on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des particuliers » (Lettre VII 324 b-325 e).
Le propos est clair : la vocation philosophique de Platon n'est pas originelle, c'est un pis-aller, une compensation, un renoncement douloureux à ce qui semblait vraiment fait pour répondre à ses aspirations : l'administration politique de la cité. La plupart des spécialistes s'accordent sur l'authenticité de la Lettre VII. Néanmoins, même si elle était apocryphe, on retrouve les mêmes déclarations quant à l'universalité de la corruption politique et à la reconnaissance de la philosophie comme seul remède aux maux communs dans des dialogues incontestablement authentiques, et en premier lieu dans la République.
Ce qui est troublant, c'est qu'on constate la même position de prise de recul par rapport à une société considérée comme pervertie, au profit d'une culture individuelle et marginale de la sagesse, chez d'autres penseurs de la même époque, appartenant à d'autres sphères culturelles, comme par exemple Siddhartha Gautama en Inde : « Celui qui ne trouve pas de compagnon qui soit prudent, et de bonne et sage conduite, il faut, comme un roi quittant un pays conquis, qu'il aille en solitaire, tel l'éléphant dans sa forêt. Mieux vaut vivre dans la solitude : il n'y a point de société avec les sots. En solitaire on doit mener sa vie, sans faire le mal, loin des soucis, comme l'éléphant dans sa forêt » (Dhammapada, 329-330). En Chine, Confucius, qui a connu de nombreuses pérégrinations et de longues périodes d'exil : « On peut accepter un salaire dans un pays qui suit la Voie ; mais on doit en avoir honte dans un pays qui s'en écarte » (Entretiens 14, 1). On peut également citer le taoïste Tchouang-tseu, contemporain de Platon : « Quand le monde est en ordre, le saint accomplit sa mission. Quand le monde est en désordre, le saint préserve sa vie » (Tchouang-tseu IV).
Tous ces penseurs appartiennent à l'époque que Karl Jaspers a définie, dans une formule qui a fait date, comme étant « l'âge axial » (800 à 200 av. J.-C.). Il s'agit d'une période de remise en cause universelle des structures établies, familiales, politiques, religieuses et rituelles. Tout autour du monde, des penseurs indépendants, constatant l'effondrement de la société traditionnelle, ont entrepris parallèlement de refonder l'éthique sur de nouvelles bases. La philosophie n'est donc pas une impulsion originelle de l'homme, elle est une réponse à une situation désespérée. Ce que l'être humain souhaite spontanément, ce n'est pas d'être sage, c'est d'être intégré dans une société harmonieuse qui lui permet d'exprimer tout son potentiel, de déployer toutes ses dimensions. Lorsque les rites et les sacrifices sont abandonnés, lorsque le rapport avec le transcendant s'estompe, lorsque les liens sociaux et politiques se dissolvent, lorsque les antagonismes gagnent les cités et les familles, alors l'âge de la philosophie advient. Cette conjonction entre la chute de la société traditionnelle et l'avènement de la philosophie a été mise en évidence par plusieurs auteurs, notamment par René Guénon dans La Crise du monde moderne : « Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples. (...) C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie "profane", c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et "non-humaine". »
On peut observer que cette conception, qui a prévalu pendant un demi-millénaire, est l'opposé exact de la situation actuelle : l'homme de l'âge axial se plaçait en retrait de la politique, et se mettait en quête d'un savoir objectif, indépendant des circonstances, des lieux et des époques. C'est la fameuse objectivité de la science chez Platon, du Dharma chez Gautama, de la Voie du Ciel chez Confucius et les taoïstes. Il s'agit d'un effort sublime, héroïque, pour se hisser à la hauteur d'une vérité transcendante, effort lié à un élitisme très affirmé chez tous nos penseurs (d'où l'isolement, le rassemblement d'un nombre limité de fidèles, la longueur et l’exigence de l'enseignement, etc.). À notre époque, au contraire, on prône un égalitarisme intransigeant ; on se passionne pour la chose publique, comme si elle constituait l'unique voie d'accès à un changement réel ; on ne conçoit plus de vérité objective, supra-individuelle, mais c'est la subjectivité de chacun qui fait loi. L'agitation stérile du pugilat médiatique nous semble aller de soi, et nous ne concevons même pas que certains hommes, à une époque désormais éloignée, aient pu nourrir des aspirations d'un tout autre ordre.
 
Sources
- Platon, Lettre VII
- Bouddha, Dhammapada
- Confucius, Entretiens
- Tchouang-tseu, Œuvres

28 janvier 2022

Michel Houellebecq : anéantir l'humanisme


Anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq, a suscité des réactions contrastées. Bien accueilli par le public, en termes de ventes tout du moins (le roman a pris sans surprise la première place des classements hebdomadaires de ventes de livres), il a divisé la critique. Les critiques proprement littéraires, comme Pierre Assouline ou Nelly Kaprièlian, ont souligné ses faiblesses, sa mollesse narrative qui confine au je-m'en-foutisme, son style indigent, l'ennui profond qui se dégage du livre. Pourtant, certains publicistes réactionnaires ou conservateurs, comme Eugénie Bastié ou Sylvain Rakotoarison, ont vu dans ce livre une peinture fidèle de l'époque, et surtout un ouvrage humaniste, une ode à l'amour, à la tendresse, à l'authenticité des rapports humains, de la part d'un auteur apaisé, qui croit encore en ses idéaux au sein d'une société de plus en plus glaciale et artificielle. Michel Houellebecq serait ainsi le dernier héraut de l'humanisme, un symbole de résistance des valeurs humaines au milieu d'un monde qui meurt. Tout cela, disons-le tout net, est profondément risible et ridicule, et témoigne avant tout de la perte de repères idéologiques et intellectuels d'une certaine partie de l'opinion prétendument éclairée, qui ne comprend plus, littéralement, ce qu'elle lit. Pour remédier à ce pénible malentendu qui semble se généraliser, cet article se propose de clarifier un peu les choses quant aux positions explicites de Michel Houellebecq (qui, lui, est très clair quant aux idées qu'il défend, c'est là un mérite qu'on peut aisément lui reconnaître).
À travers ses méandres verbeux et un peu vains, Anéantir livre une vision très cohérente de ce que doit être l'homme en 2022. On peut qualifier le roman de moral à sa façon, en ce qu'il trace des lignes de partage nettes entre des attitudes saines et appropriées, et d'autres qui sont inadaptées et condamnées explicitement par le narrateur. On se situe bien sur un plan axiologique, sur des jugements de valeurs. La thèse de l'article est la suivante : Michel Houellebecq – et une grande partie de son succès vient de là – épouse parfaitement la grille de valeurs de l'époque, et ne reconnaît plus que deux valeurs capables de justifier l'être humain : la compétence technique d'une part, la gratification émotionnello-sentimentale de l'autre. Tout le reste est méthodiquement condamné.
Tout d'abord, et c'est là que réside l'ironie de la chose, examinons ce que le narrateur d'Anéantir pense de « l'humanisme » (Houellebecq n'est-il pas le champion de l'humanisme d'après nos chroniqueurs modérés et conservateurs ?). Eh bien les « humanistes », dans le roman, sont évoqués à plusieurs reprises, notamment dans l'hypothèse d'un barrage au Rassemblement national au second tour de l'élection présidentielle, tel que notre pays semble en avoir pris l'habitude désormais. La stratégie de la majorité présidentielle (à laquelle le héros du livre appartient) est alors simple : « L'idée c'est de faire bouger les centristes humanistes, tu vois, les gros mous de l'école Duhamel, et si les gros mous se décident à bouger leurs gros culs, et disent qu'il faut être terrifiés, là ça fait la blague, on est dans les clous. » Plus loin, une « publication d'obédience humaniste » est raillée, de même que la notion de « dignité », avec laquelle le narrateur semble avoir un problème, puisqu'il y revient plusieurs fois (« Sans surprises, le commentateur avait décidé d'axer sa péroraison sur la dignité, ça faisait déjà pas mal d'années que la dignité avait le vent en poupe, mais cette fois de l'avis général le président avait envoyé du bois, son niveau de dignité avait été tout à fait exceptionnel. Au bout de quelques minutes, Paul coupa le son »).
Ces quelques aperçus correspondent parfaitement avec ce que Houellebecq a eu l'occasion d'exprimer ailleurs dans son œuvre à propos de la notion d'humanisme, et sont très révélateurs de sa grille de valeurs, pour qui prend la peine de s'arrêter un minimum sur le sens des mots.
La valeur cardinale, pour Houellebecq, nous l'avons dit, c'est l'expertise technique. Déjà, dans Les Particules élémentaires, le scientifique, Michel, qui changera le cours de l'histoire humaine, est opposé favorablement au littéraire et à l'humaniste, Bruno, qui finira en épave sous médication promenant son désespoir dans les « bars à putes » de Nice. On retrouve exactement cette distinction entre disciplines techniques (valorisées) et domaines esthétiques et moraux (condamnés sans pitié) dans Anéantir. Bruno Juste (c'est-à-dire Bruno Le Maire) est décrit comme un personnage assez fade et ennuyeux, dont toute l'existence se limite à des tâches d'ordre financier et administratif, mais il est présenté sous un jour très favorable en raison de l'exceptionnelle expertise technique dont il fait preuve dans le domaine qui est le sien (« Il incarnait à l'extrême le technicien connaissant ses dossiers »). De même, le personnage de Delano Durand est décrit comme un pur geek, en décalage par rapport aux normes sociales conventionnelles (« Avec son jogging crasseux trop grand de trois tailles, son petit ventre de buveur de bière et ses longs cheveux graisseux et sales, il présentait au monde l'image exacte du métalleux de base »), mais il fait l'objet d'un jugement au final tout à fait admiratif de la part des autres protagonistes, du fait là encore de sa dextérité technique dans le domaine du décryptage des messages codés (« Delano Durand arriva une dizaine de minutes en retard, aussi dépenaillé que d'habitude, mais Martin-Renaud ne lui fit aucune remarque ; au contraire, lorsqu'il s'effondra dans un fauteuil posé devant son bureau, il le considéra avec une sorte d'étonnement respectueux »).
On le voit, ce ne sont nullement les qualités proprement « humaines » de ses personnages qui suscitent l'approbation du narrateur d'Anéantir. Houellebecq se situe là dans la droite ligne de la doxa de notre époque qui, à travers ses héros de l'actualité et ses personnages de fiction, met toujours en avant la virtuosité technique aux dépens d'éventuelles valeurs morales (de Thomas Pesquet à James Bond). Aucune originalité de la part de Houellebecq sur ce plan-là, aucune inflexion « humaniste », bien au contraire.
La deuxième et dernière valeur prônée par Michel Houellebecq, c'est la sentimentalité bas de gamme, nécessairement physique et plus précisément sexuelle, en un mot ce que j’appellerais l'insertion dans le complexe émotionnello-sentimental. De ce point de vue encore, rien de nouveau pour ceux qui connaissent un peu son œuvre. Il vaut néanmoins la peine de s'y arrêter un instant. Les humanistes chrétiens comme Eugénie Bastié ou Sylvain Rakotoarison qui voient dans Anéantir un « grand roman porteur d'espérance » l'ont-ils vraiment lu ? Ont-ils bien compris que, comme à son habitude, Houellebecq place l'unique justification de l'existence dans le plaisir sexuel, et dans le plaisir sexuel stérile, en l'occurrence dans la pipe ? Citons quelques passages parmi une infinité d'autres : « Si son père pouvait bander, s'il pouvait lire et contempler le mouvement des feuilles agitées par le vent, alors, se dit Paul, il ne manquait absolument rien à sa vie. » « Ce fut une très longue pipe rêveuse – commencée un peu après 18 heures, elle s'acheva vers 21 heures – et elle lui apporta un plaisir immense, un des plus grands qu'il ait éprouvés de sa vie. » « Il sentait que bientôt, très bientôt, il allait abandonner en sa présence toute trace d'intimité, de pudeur ; alors ils seraient vraiment ensemble, davantage qu'ils ne l'avaient jamais été, ils seraient tous les deux en permanence comme ils l'étaient maintenant dans le sexe, ils traverseraient ensemble la vallée de l'ombre de la mort. Il y aurait de l'amour physique jusqu'au bout, elle s'arrangerait. D'une manière ou d'une autre, elle s'arrangerait. Et même si sa tumeur se mettait réellement à puer elle clignerait légèrement des yeux, se concentrerait sur la mise en sommeil de ses facultés olfactives et elle parviendrait à l'aimer. »
Ici encore, Houellebecq rejoint tout à fait la doxa dominante qui ne croit plus en rien, qui a évacué toute transcendance et qui réduit l'homme à ses sensations de plaisir et de douleur. Houellebecq est franc sur ce point, il se fiche de la « dignité », nous l'avons dit, il ne considère que le plaisir, là n'est pas le problème. Mais que penser d'une critique soi-disant « humaniste » qui valide et fait l'éloge d'une telle vision de la vie, et de la fin de vie ? Ces gens-là savent-ils encore lire ? Il a fallu quinze ans à la gauche pour comprendre que Houellebecq était un auteur de droite, combien de temps faudra-t-il à la droite humaniste et catholique pour comprendre que la sentimentalité sirupeuse de Houellebecq est aux antipodes de la liberté chrétienne, et qu'elle n'est en réalité que l'expression d'un conformisme marchand, régressif, égocentrique et profondément nihiliste ?
Tous les personnages d'Anéantir, de façon très cohérente, sont considérés à l'aune de cette double grille de valeurs. Bruno Juste, le ministre de l'Économie de la majorité présidentielle, est encensé, nous l'avons dit (« le plus grand ministre de l'Économie depuis Colbert », sic) en raison de ses compétences techniques. Il est donc sauvé. Il est même sauvé doublement, puisqu'il finit par trouver l'amour avec sa prof de fitness, Raksaneh. Certains personnages réussissent sur un plan et échouent sur l'autre. C'est le cas de Cécile, la sœur du personnage principal. Sur le plan des valeurs, c'est une chrétienne, une humaniste, elle est donc méprisable à ce titre (« Comme cela lui arrivait parfois, un dégoût soudain l'envahit alors pour la religion de sa sœur »). En revanche, comme la plupart des femmes, elle s'intègre de façon instinctive dans le complexe émotionnello-sentimental (« les relations humaines, ça la connaissait »). L'appréciation du narrateur sur Cécile est donc mitigée. Certains personnages, enfin, échouent sur les deux plans. C'est le cas d'Aurélien, le frère du narrateur. C'est un technicien, certes (quoi d'autre à notre époque ?), mais un technicien dans un domaine artistique, non fonctionnel, puisqu'il restaure des tapisseries médiévales. C'est un rêveur, un esthète, bref un raté (« Depuis qu'il est petit il est comme ça, il n'a jamais été dans le réel »). Contrairement à sa sœur, il échoue également sur le plan du complexe émotionnello-sentimental (« Quant aux filles il n'en avait pas connu, il en avait bien entendu croisé au lycée mais elles semblaient vivre dans un univers narcissique et bruyant, où les statuts sociaux Facebook et les marques de prêt-à-porter tenaient une place prépondérante, enfin c'était un univers dans lequel il n'avait pas sa place »), il est méprisé et écrasé par son épouse, et ce n'est pas une aventure de dernière minute avec une aide-soignante d'origine béninoise qui parviendra à le sauver, le mal était déjà fait. Esthète sensible perdu au milieu d'un monde de techniciens et de couples clos et fusionnels, il ne réussit pas à s'intégrer dans l'existence, et c'est logiquement qu'il finit par se pendre. Son suicide ne cause pas d'émoi particulier au personnage principal, qui le trouve en fin de compte justifié : « Sa mort avait été aussi absurde que sa vie. » Tel est le sort de ceux qui ne rentrent pas dans les cases dans l'univers de Michel Houellebecq.
La promotion de l’œuvre de Michel Houellebecq comme une œuvre d'espérance humaniste repose donc, on l'a vu, sur un contresens complet. Bien au contraire, Michel Houellebecq, désormais protégé des pressions inhérentes au système (si bien décrites dans Extension du domaine de la lutte), épouse et promeut totalement les forces anti-humanistes qui font tourner la machine : la technique, l'émotion. Son horizon ne va pas au-delà, et c'est pourquoi il bénéficie d'une telle répercussion dans les médias dominants et d'une telle faveur de la part du grand public (la façon dont Anéantir a été encensé par toute la presse féminine est particulièrement révélatrice). Le point commun de ces deux complexes (le complexe technicien, le complexe émotionnello-sentimental), c'est qu'ils reposent sur l'aliénation, sur la négation de la liberté. Le consumérisme technicien qui nous est imposé étouffe toute pensée alternative ou critique, il réduit l'homme à des pulsions binaires de plaisir et de rejet, il est indispensable pour faire tourner l'économie ; l'aliénation sentimentale détruit l'autonomie et l'indépendance des individus, les détourne d'une remise en cause du système, et les pousse également à la consommation et à l'acceptation du destin qui leur est fait. Ce sont là, véritablement, les deux mamelles du grand Moloch du monde moderne. Tout cela n'est pas nouveau. Après la publication des Particules élémentaires, en 1998, le magazine Lire titrait : « Michel Houellebecq, le sexe et le futur ». Le sexe et le futur. L'émotion et la technique. Tout est là. Contre l'humanisme. Contre la liberté. La même année, dans le magazine Les Inrockuptibles, Houellebecq, dont il faut une nouvelle fois louer la cohérence, déclarait : « Tout ennemi de la liberté individuelle peut devenir un allié objectif. Je n'ai qu'un ennemi : le libertaire, le libéral. » Difficile d'être plus clair.
Alors, peut-on considérer Houellebecq comme un grand humaniste, et Anéantir comme un grand roman humaniste ? La réponse ne fait pas vraiment de doute. Michel Houellebecq, dont le visage ravagé témoigne d'une si grande tristesse, d'un si grand désarroi, a totalement renoncé à ce qui faisait le propre de la dignité humaine : la tension vers la liberté, la supériorité de l'individu et de ses valeurs par rapport à ses émotions et à ses sensations, la transcendance, le fait de s'engager dans une conception et une appréhension non fonctionnelles de l'existence. De son propre aveu, il n'éprouve que dégoût pour tout cela. Son œuvre en témoigne de façon limpide : il a abdiqué, il a porté jusqu'au dernier degré l'abdication de la liberté humaine face aux forces ténébreuses et démoniaques qui tentent de l'asservir.

21 janvier 2022

Michel Houellebecq : Anéantir



Lu Anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq, sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Lecture pénible, et ouvrage que j'ai trouvé mauvais, à la fois sur le plan littéraire et sur celui des idées.
Sur le plan littéraire, le roman est mal fichu, ennuyeux, interminable, bourré d'erreurs et de contradictions internes, comme s'il n'avait pas été relu par l'éditeur. Houellebecq est une star, il peut donc tout se permettre, il semble que le travail éditorial de base ne s'applique plus à son sujet. Les intrigues sont inintéressantes (des manœuvres familiales autour d'un vieil homme en Ephad, une campagne présidentielle jouée d'avance, un groupe terroriste aux motivations floues), et surtout elles n'aboutissent pas, Houellebecq lance des pistes et les abandonne au fil de ses divagations, il n'obéit à aucune contrainte ni à aucune logique. Cela pourrait se justifier si le propos était brillant, mais étant donné le ton neutre, plat, sérieux et concerné du livre (comme si ce qu'il écrivait était de la plus haute importance), cela crée une pénible impression d'inachevé et de contrat non tenu. On se demande sans arrêt : « À quoi bon écrire cela ? Quel intérêt ? » Houellebecq vit dans le luxe et l'oisiveté, tous ses romans manquent de nerf depuis dix ans (depuis La Carte et le Territoire), et cela ne fait que s'aggraver de livre en livre.
Sur le plan des idées, l'ouvrage, qui est présenté comme un réquisitoire impitoyable du monde actuel par une certaine critique, est d'une pauvreté consternante. Aucune analyse politique (Bruno Le Maire étant décrit comme « le plus grand ministre de l'Économie depuis Colbert » (sic)), aucune vision globale d'ordre philosophique. Quelques brefs et rares passages un peu théoriques sur la Révolution, sur les statuts respectifs de la jeunesse et de la vieillesse dans notre société, guère plus. Sur sept cents pages, cela fait très mince. On ne retrouve plus du tout ces considérations d'ensemble sur la société, comme dans Les Particules élémentaires ou La Possibilité d'une île, le monde actuel convient très bien à Michel Houellebecq qui touche son chèque à la fin du mois et ronronne depuis son duplex du treizième arrondissement.
Malgré son ampleur, Anéantir est un livre à peu près insignifiant. Houellebecq a définitivement adopté un style paresseux et péremptoire, un style de troll, réglant le compte de Jean-Jacques Rousseau ou du christianisme en une demi-ligne, comme sur le premier forum internet venu. Il rencontre son public, car sa vision technicienne et désenchantée du monde reflète celle de l'époque (j'y reviendrai). Mais dans ce cas à quoi bon écrire ? Autant lire des diagnostics de cancérologues ou les pages économie du Figaro. J'ai trouvé ce livre atroce, littéralement, d'une vacuité et d'une prétention insupportables, et j'ai éprouvé une véritable souffrance physique à la lecture de ses dernières pages.

12 janvier 2022

Hommage à Philippe Jaccottet

Le poète et traducteur Philippe Jaccottet est mort il y a près d'un an, le 24 février 2021. Il avait passé à peu près toute sa vie à Grignan, dans la Drôme, loin de l'agitation des villes. L'Odyssée d'Homère, c'est à travers sa traduction que je l'ai lue et découverte. Traduction très sobre, limpide, au plus près du pur jaillissement de la poésie homérique. J'ai lu dernièrement quelques-uns de ses brefs recueils : À la lumière d'hiver, Leçons, Chants d'en bas, Pensées sous les nuages. Extrême économie de moyens, poésie presque aphasique, toujours au plus près du vécu, des choses simples de la vie, de la nature et des saisons, refusant tout lyrisme, toute virtuosité stylistique. Langue superbe bien entendu, d'une netteté, d'une précision, d'une beauté admirables. De nombreuses obscurités, mais c'est la règle du genre pourrait-on dire. Jaccottet s'attache, du moins dans les recueils que j'ai lus (qui sont des « livres de deuil » de son propre aveu), aux aspects douloureux de la vie, le temps qui passe, le vieillissement, la diminution des forces. Son esthétique du dépouillement et de la probité trouve son terrain naturel dans l'évocation de ces aspects automnaux de l'existence. Quelle belle vie que celle de Philippe Jaccottet, une vie que l'on pourrait qualifier de contemplative, une fidélité sans partage au service de ce que le monde d'aujourd'hui dédaigne le plus : le pur jaillissement de la parole poétique (c'est la formule qui me revient quand je veux l'évoquer). Une alliance consommée entre la spontanéité de la parole et le polissage sans fin de l'objet poétique (Jaccottet retouchait ses textes plusieurs années après leur publication, et sa poésie est toute de nuance, de retours et de repentirs, comme pour toujours cerner davantage une inatteignable vérité). Grande distinction de cette figure, qui le rapproche des écrivains de la génération précédente, d'un Gide, d'un Saint-John Perse sans doute (que je connais mal). Poésie la moins abstraite qui soit, toujours éprouvée à la pierre de touche du quotidien (le « pain », la « lampe », le « soir », etc.). Voici un de ses poèmes, tiré de Pensées sous les nuages :

Tant d'années,
et vraiment si maigre savoir,
cœur si défaillant ?

Pas la plus fruste obole dont payer
le passeur, s'il approche ?

- J'ai fait provision d'herbe et d'eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins.