28 février 2013

L'insipidité du Tao


      La joie est le fond habituel de l’existence. Le simple exercice de nos facultés, la simple constatation de notre liberté à l’égard de la causalité stricte qui régit le monde matériel, colore notre existence d’une certaine euphorie qui ne nous quitte jamais. Et certes, il faut bien cela pour que la vie se perpétue, en dépit des misères qui lui sont inhérentes.
      Ce qu’il y a de plus pernicieux, c’est que cette joie existentielle, si elle nous maintient la plupart du temps sur la voie de l’équilibre intérieur, peut parfois également constituer un obstacle – l’ultime obstacle – qui nous sépare de la sagesse véritable. Nous émerveiller de notre propre souveraineté dans le grand jeu de la création peut conduire à un état d'exaltation tout à fait néfaste, qui nous voile la nature réelle des choses et de nous-mêmes. A partir d’un constat parfaitement juste : « Nous sommes libres, nous générons notre propre réalité, et rien ne pourra jamais nous retirer cela », on risque de basculer vers un contentement excessif, vers l’illusion, et donc fatalement, tôt ou tard, vers la souffrance.
      Le subtil Lao-tseu avait bien saisi ce danger. « Tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur » disait-il (Tao-tö king, 35). Il y a là une grande leçon. La vie n’est pas affreuse, mais elle n’est pas merveilleuse non plus, et en tout cas nous ne devons pas chercher à la rendre telle. La vraie vie est absolument neutre, monotone, sans saveur. C’est ainsi, et c’est très bien ainsi. Car si l’insipidité du Tao nous prive apparemment du bonheur, ce qu’elle nous offre en compensation vaut bien davantage : la constante domination de nous-mêmes et de tout notre environnement.

20 février 2013

Vers la fin de l'Église ?


       Les Français parlent trop de religion. C’est le type même de sujet sur lequel on est presque condamné à dire des bêtises. Ceux qui sont à l’intérieur défendent une cause, ceux qui sont en dehors ne peuvent jamais vraiment comprendre de quoi il s’agit. Dans tous les cas, on ne perd rien à se taire.
      Et pourtant, je ne peux pas ne pas revenir ce qui constituera à coup sûr l’un des événements majeurs de cette année 2013, à savoir la démission (ou plus exactement : la renonciation) du pape Benoît XVI. Sans doute faudra-t-il plusieurs années, voire plusieurs décennies, pour en mesurer exactement la portée. Sans doute l’institution pontificale sera-t-elle affaiblie, d’une manière ou d’une autre, par cet acte sans précédent. Tout cela amène naturellement à s’interroger sur l’avenir de l’Église, et plus précisément sur les rapports entre l’Occident et le sacré.
      Rien n’est éternel en ce monde. Les grandes pyramides de Gizeh disparaîtront un jour, et l’Église catholique aussi sûrement. De toutes les religions, le christianisme me semble même être l’une des plus fragiles, car il est issu de circonstances historiques très précises (la brutalité et le vide spirituel de l’Empire romain), et ne s’est pas constitué, contrairement à d’autres, par une lente sédimentation de théories et de pratiques qui ont fait leurs preuves à travers les âges. Religion révolutionnaire, le christianisme, comme son histoire l’a déjà prouvé, est sujet à tous les bouleversements, à toutes les ruptures. Et l’Occident pourrait bien un jour payer cher le fait de n’avoir pas élaboré un monothéisme ferme et raisonnable, issu à la fois de l’enseignement juif et de sa propre tradition philosophique, mais de s’être jeté dans les bras de la première doctrine consolante qui s’est présentée, durant une période de grand désarroi. Et certes, si l’on peut compter sur la pérennité du judaïsme, éternellement établi sur le roc de la Torah et la ténacité du peuple juif, de l’Islam, religion simple, virile et unifiée, ainsi que des sagesses de l’Orient, dont le lumineux message de détachement parlera toujours au cœur des hommes, on peut en revanche légitimement émettre quelques doutes sur celle du christianisme, religion syncrétique un peu bizarre, ni vraiment monothéiste ni ouvertement polythéiste, à la fois compassionnelle et apocalyptique, ennemie déclarée de la raison et de toutes les formes de pouvoir terrestre.
      Dès lors, comment se figurer les quatre ou cinq prochains siècles en Occident ? L’idée de Dieu ne disparaîtra pas, et les germes de grands réformateurs religieux, destinés à revivifier la religion et à la purifier de ce qu’elle comporte d’éléments hystériques, sont d’ores et déjà semés pour qui sait les percevoir. Mais si Dieu est à l’abri, l’Occident serait d’autant plus aisément porté à se débarrasser une bonne fois pour toutes du christianisme que, contrairement à l’Orient, il entretient des rapports assez distendus avec le sacré. La greffe chrétienne s’est implantée sur un fond d’indifférence à l’égard de l’insondable qui n’a jamais vraiment disparu. Contrairement aux élites juives ou orientales, les élites intellectuelles occidentales n’ont jamais adhéré à leur religion officielle, qui choquait à la fois leur intelligence et leur goût. Au fond, la plupart des esprits occidentaux ne seraient sans doute pas fâchés de se recentrer sur ce qui a toujours fait le génie de l’Occident et la vraie nourriture de ses âmes fortes : la politique en premier lieu, la philosophie et la littérature ensuite. Ainsi, le christianisme étant relégué aux territoires qui lui correspondent vraiment, à savoir l’Afrique et l’Amérique du sud, l’Occident redeviendra ce qu’il a toujours été : un espace à la fois stérile et exaltant, le seul endroit de la terre où l’homme se trouve seul face au mystère de sa propre condition, condamné à s’affirmer et à mettre en branle la grande roue de l’histoire pour aller de l’avant.

Les Entretiens de Confucius


      Je lis depuis quelque temps Les Entretiens de Confucius. C’est à partir de ce genre d’ouvrages que l’on distingue le mieux l’écart qu’il y a entre le profit que l’on peut tirer d’une lecture et son contenu intrinsèque. Que trouve-t-on dans Les Entretiens de Confucius ? A la vérité, rien de proprement extraordinaire, ni sur le plan du style, ni sur celui des idées. Mais c’est la disposition d’esprit avec laquelle on aborde l’œuvre qui lui donne tout son prix. Si l’on se penche sur Les Entretiens avec respect, avec une certaine déférence envers la figure du maître, alors ce sont ces sentiments mêmes qui nous enrichissent, indépendamment presque du texte en soi. Tant est grand est le pouvoir des sentiments que nous transférons sur ceux qui nous servent de modèles ! Et il faut reconnaître que Confucius se prête tout particulièrement à ce phénomène, lui qui est à la fois exemplaire et concis, dogmatique et insaisissable.

11 février 2013

La Constance du sage

      Lu La Constance du sage, de Sénèque. Ce n’est certes pas par ses qualités de composition que Sénèque se distingue. Ses démonstrations manquent de rigueur, les arguments et les exemples se succèdent au fil de la plume sans réelle progression logique. Pourtant Sénèque est un vrai philosophe, c’est indéniable. Son style vigoureux, compact, fait de sentences frappées de façon mâle et résolue, reflète une authentique âme philosophique, maîtresse d’elle-même et ne plaçant rien au-dessus de sa propre autonomie.

1 février 2013

A quoi sert Wikipédia en latin ?


      Il y a dans le monde contemporain certains détails auxquels peu de gens prêtent attention, et qui sont néanmoins intrigants quant à la signification qu’on peut bien leur trouver. J’étais l’autre jour sur la page Wikipédia de Shigeru Miyamoto, le célèbre concepteur de jeux vidéo, le père de Donkey Kong, de Super Mario et de Zelda. Comme Miyamoto est une véritable légende dans ce domaine, la page qui lui est consacrée est traduite dans à peu près toutes les langues imaginables. Je savais qu’il y avait sur Wikipédia un certain nombre de pages traduites en latin, notamment sur les sujets historiques. Par curiosité, j’ai regardé si c’était le cas pour celle de Miyamoto. Effectivement, le lien « latina » se trouvait bien là, et après avoir cliqué dessus, j’ai lu ceci : « Shigeru Miyamoto est formator, productor, directorque ludorum televisificorum ». Moment de flottement. « Eh bien, me suis-je dit, il y a quelque part des gens qui ont vraiment foi en la langue latine. » Décidant d’approfondir un peu la chose, je suis allé voir d’autres articles de Wikipédia rédigés en latin, notamment ceux de « Iacobus Chirac », de « Gulielmus Clinton », ou encore d’« Arnoldus Schwarzenegger », dont on apprend qu’il a tourné dans « Praedator » en 1986 et qu’il vit actuellement à « Angelopolis », très grande ville de Californie.
      Tout cela donne tout de même à réfléchir. On ne peut s’empêcher, en voyant toutes ces pages consacrées aux sujets les plus divers – de Michael Jackson à la guerre de Cent Ans, d’Albert Einstein à la console NES – de se demander à quoi peut bien servir Wikipédia en latin.
      La première réponse qui s’impose, c’est : à rien. Plus personne n’a aujourd’hui le latin pour langue maternelle, plus personne n’utilise le latin pour s’informer. La traduction de Wikipédia en latin est donc l’entreprise, sympathique, confidentielle et complètement vaine, de quelques amateurs éclairés, qui cultivent l’expression latine comme d’autres la philatélie ou la botanique.
      Deuxième hypothèse : il y a là une subtile intention humoristique. On ne peut en effet s’empêcher de penser que ceux qui ont rédigé en latin les notices consacrées à Lady Gaga (« cantrix, compositrix carminum ») ou aux Dents de la mer (« pellicula aperta anno 1975 et moderata a Stephanus Spielberg ») ont eu assez de recul pour s’apercevoir du côté cocasse de la chose. Après tout, il s’agit là de la définition même de l’humour : la collusion de deux univers normalement totalement étrangers l’un à l’autre.
      Quoi qu’il en soit, plutôt que de réfléchir à l’utilité de traduire Wikipédia
en latin (« Vicipædia »), il me semble qu’il vaudrait mieux s’interroger sur la signification profonde, bien que sans doute involontaire, de cette démarche. Pendant des siècles, le latin a été la langue scientifique universelle. Discrètement, sans que personne ne s’en émeuve, il vient de le redevenir. Toute la connaissance humaine est de nouveau recouverte par la langue latine, et ce corpus est accessible à tous. Invisible aux yeux de la plupart, cet événement a tout de même une certaine portée si l’on se place à l’échelle de l’histoire de l’humanité, et de sa culture. En ce début de vingt-et-unième siècle, le latin est redevenu une des expressions de la conscience humaine.
       Chaque langue porte en elle ses vertus propres, qui se communiquent toujours plus ou moins à ceux qui l’emploient. L’âge du rejet du latin a coïncidé avec celui de la barbarie, des guerres et de l’aveuglement. Gageons que les vieilles vertus de la vieille langue latine – la clarté, l’ordre, la fermeté – se transmettront d’une façon ou d’une autre à notre monde fatigué et lui insuffleront les germes d’une vigueur nouvelle !