30 mars 2013

Jules Verne ou le roman psychorigide


      Je ne connais rien de plus régulier que le monde tel que Jules Verne le conçoit. Quel plaisir, quel confort de pénétrer dans son univers ordonné, dont les lignes sont impeccablement tracées, et dans lequel rien, jamais, ne sort du cadre ! Les romans de Jules Verne sont une merveilleuse illustration de ce que la vie pourrait être si la raison gouvernait le monde : une pure mécanique. A cet égard, ils représentent une sorte de perfection dans l’ordre de la création romanesque, et l’on peut être assuré qu’ils traverseront les âges avec l’aisance des marbres antiques.
      Le mot « obsessionnel » est faible pour décrire les héros de Jules Verne. Lorsque l’on pousse le caractère psychorigide de ses personnages à un tel degré d’absolu, on sort du domaine de l’humanité, et l’on entre dans celui de l’horlogerie. Quel personnage sublime que Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours, dont la seule activité, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, consiste à se rendre chaque jour au Reform-Club, de midi à minuit, pour y lire son journal et y jouer aux cartes ! Comment ne pas être impressionné par l’idéal monacal du capitaine Nemo, ce milliardaire qui, pour être libre, s’est enfoncé au sein des flots, renonçant à toutes les commodités terrestres pour mener une existence d’étude et de contemplation…
      Mais si les héros de Jules Verne sont admirables, leurs domestiques le sont bien plus encore. Leur abnégation est telle qu’ils sont prêts à suivre leur maître au bout du monde, à se jeter dans les flammes sans prononcer la moindre objection du moment que leur devoir l’exige. Comme la vie est simple pour Conseil, pour Passepartout, ces êtres à la fois vigoureux et effacés, dénués de toute autonomie, de toute volonté propre, et qui ne sont que le prolongement du bras de leur maître ! Et que penser de l’équipage du Nautilus, ces ombres, ces fantômes muets, qui accomplissent méticu- leusement leur tâche sans jamais exprimer la moindre aspiration particulière ! Privés de tout espoir de regagner un jour la terre ferme, condamnés à une servitude et à une chasteté éternelles, ils n’émettent pas la moindre réserve quant au sort qui est le leur, ils obéissent au moindre mot du capitaine Nemo avec un empressement et une efficacité jamais pris en défaut.
      On peut rêver à ce que serait la société si tout le monde était comme Jules Verne et ses personnages. La vie serait une mécanique parfaitement huilée, elle s’écoulerait, silencieuse et sans surprises, avec la régularité d’un mouvement astral. Quel ennui ! Mais quelle sécurité aussi, et quelle certitude, avec une telle concentration des forces, de voir s’accomplir les plus hauts desseins de l’humanité ! L’homme étant ce qu’il est (et surtout la femme), nous savons bien que l’évolution des choses se fera toujours dans un sens diamétralement opposé à celui incarné par Jules Verne. C’est peut-être dommage pour l’espèce humaine, mais c’est une grande chance pour ses romans qui, s’opposant frontalement aux mœurs et aux comportements de chaque époque, susciteront à jamais la stupéfaction et l’émerveillement des générations de lecteurs.

23 mars 2013

François Bayrou : De la vérité en politique



       Lu De la vérité en politique, le nouveau livre de François Bayrou. Des idées fortes, mais un style parfois approximatif. Certes, le futur président de la République n’est pas un grand écrivain. Il rudoie parfois un peu la langue selon ses caprices, et ses phrases n’ont pas ce coulant, cette fluidité qui dénotent une familiarité profonde avec la chose littéraire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux personnalités politiques qui joueront le plus grand rôle dans les prochaines années, à savoir François Bayrou et Ségolène Royal, ne se distinguent pas par un éclat particulier en la matière. De ce point de vue, le général de Gaulle n’est pas encore près de trouver un successeur.
      Mais ne faisons pas les difficiles. Le style de François Bayrou est clair, vigoureux, et parfaitement adapté à son propos, à l’égard duquel je ressens une adhésion complète. Le reproche que les médias formulent à l’encontre de cet ouvrage est le suivant : « Votre constat est juste, mais vous en restez au niveau du constat. Or la politique, c’est avant tout affaire d’action et de prise de pouvoir. » Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que Bayrou estime que ce sont les événements qui lui donneront raison et imposeront la voie qu’il a tracée. Je pense comme lui, mais il est indéniable que jusqu’à présent un tel discours ne pouvait qu’être inefficace sur le plan électoral : les électeurs veulent de la volonté (ou du moins son apparence), non de la lucidité ; ils votent pour ceux qui affirment pouvoir plier les événements à leur gré, non pour ceux qui, de manière plus honnête, professent qu’il faut voir la situation telle qu'elle est et s’y adapter. Un blocage est donc inévitable, à court terme (« peu de mois, peu d’années » dit Bayrou). Le Ciel fasse que les hommes justes voient l’autre rive !

20 mars 2013

Platon et Thucydide

     
      Si je devais désigner les deux plus grands auteurs de l’Antiquité, je choisirais sans le moindre doute Thucydide et Platon. Nul mieux que ces deux auteurs n’a illustré la puissance absolue du langage. J’aime beaucoup Plutarque, avec lequel j’ai passé des heures innombrables, mais ce qui m’intéresse chez Plutarque c’est ce qu’il raconte, c’est la matière même de son œuvre : les traits de caractère et les exploits des hommes illustres. Tandis que Thucydide et Platon suscitent mon admiration indépendamment même de ce qu’ils relatent. Ce qui compte chez eux, ce n’est pas tant ce qu’ils disent, c’est cette mécanique souveraine du langage qui renverse tout sur son passage. Leur époque, ce fameux âge classique grec, représente à cet égard un moment unique dans l’histoire, le moment où l’on a accordé le plus de crédit à la puissance du verbe. Chez Thucydide, les discours décident du destin des peuples, établissent ou renversent les alliances, entraînent la guerre ou la paix. Chez Platon, les discours s’affranchissent de l’emprise de la matière, dévoilent l’invisible, ouvrent une porte sur l’infini. Heureuse époque où l’exercice du pouvoir, le cheminement vers l’idéal reposaient simplement sur l’usage des mots ! Les sophistes ont sans doute joué un rôle prédominant dans cet avènement de la parole ; Thucydide comme Platon les ont beaucoup pratiqués, et, ne serait-ce que pour cette raison, ils possèderont à jamais d’immenses titres à la reconnaissance de la postérité.
      Certes, il est un peu inexact, du point de vue du style, de mettre Thucydide et Platon sur le même plan. Le discours chez Thucydide est sobre, dépouillé, soumis à chaque instant à la tension de forces antagonistes ; il est l’expression même de cette tension des événements. Chez Platon en revanche, le discours a atteint une autonomie complète par rapport au réel, il s’étale librement, sans la moindre contrainte, au sein d’un espace vierge et éthéré (ce qui faisait dire à Nietzsche que, contrairement à Thucydide, « Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal »). L’expression, chez Platon, est une jouissance en soi ; chez Thucydide c’est une arme. De ce fait, peut-être faudrait-il placer Thucydide plus haut encore que Platon, du moins en ce qui concerne l’art d’écrire, le sens de l’équilibre et des proportions. Thucydide se soumet toujours à la mesure, tandis qu’il y a chez Platon quelque chose de surdimensionné, d’excessif et, reconnaissons-le, parfois d’un peu rébarbatif. Mais qu’importe ! par la foi qu’ils ont l’un et l’autre manifestée envers le langage et sa puissance illimitée, ces deux piliers de notre culture classique constitueront toujours la plus revigorante, la plus exaltante des lectures.

13 mars 2013

Renan : La Vie de Jésus

 
       Lu La Vie de Jésus, d’Ernest Renan, avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Renan n’a pas bonne réputation. Nietzsche le détestait, Gide ne supportait pas son style empreint de « mollesse ». Force est de reconnaître que toutes ces critiques ne sont pas totalement infondées. Il y a une onction tout ecclésiastique chez cet ancien séminariste, une certaine langueur de la phrase et de la pensée (avec une profusion de termes vagues comme « l’a- mour », « l’infini », « les siècles », etc.) qui, certes, ne constituent pas la meilleure des écoles qui soient en ce qui concerne l’art d’écrire.  
      Mais malgré ces défauts, je ne peux pas me défendre d’une grande sympathie pour cette race de penseurs un peu oubliés qui, comme Renan, n’aspiraient pas à se distinguer, mais simplement à exprimer ce qu’ils pensaient. Quand on lit Ernest Renan, Émile Faguet, tous ces professeurs honnêtes et consciencieux de la fin du dix-neuvième siècle, c’est un peu comme si l’on avait une conversation avec eux. Ils s’attardent sur les idées qui leur sont chères, étalent partout leurs propres sentiments, leur propre personnalité, n’économisent ni l’encre ni le papier. Il en résulte une impression de bonhommie, de naïveté parfois, d’humilité aussi, qui n’est pas du tout déplaisante. On revient vers leurs ouvrages comme vers de vieux compa- gnons, affables et un peu trop bavards... L’esprit d’objectivité scientifique devait fatalement se soulever contre une telle manière d’envisager les sciences humaines. On sait ce qu’il en est résulté au vingtième siècle : le charabia, la glose, l’orgueil. Comme souvent, la réaction a causé plus de dégâts que le mal, et l’on ne peut s’empêcher de penser, en considérant cette évolution, qu’il vaut encore mieux être un dilettante sincère et passionné plutôt qu’un expert formaté et complètement à côté de la plaque.

6 mars 2013

Derniers jours du monde ancien

       Si le monde suit la Voie, montrez-vous, sinon cachez-vous.

       Confucius, Entretiens, 8, 13.

      L’infinie connerie que les électeurs français ont réussi à manifester lors de deux scrutins présidentiels consécutifs va bientôt trouver son juste châtiment. Sous la surface inepte et insignifiante du Spectacle quotidien, des forces immémoriales se tendent, que les digues de l’inconscience générale ne retiendront pas longtemps. Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, la réalité percera le voile de l’illusion, et, au milieu des cris et des tribulations, l’âge de l’aveuglement s’achèvera. C’est ainsi que, toujours, l’éternelle Justice retient ses coups jusqu’au moment assigné.
      Que ferai-je, en ces jours de basculement vers une ère nouvelle ? Je serai ici même, et j’écrirai des articles sur Platon ou Lao-tseu, sur la métrique chez Racine ou l’ironie chez Voltaire. « L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre, / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre. » Puis, après l’orage, lorsque les hommes justes gouverneront, j’ouvrirai mes fenêtres et respirerai paisiblement l’air d’un monde rajeuni.