2 avril 2014

André Gide : Thésée


      Si je devais désigner mon ouvrage préféré d’André Gide, je citerais sans hésiter son dernier livre : Thésée. Thésée vient combler une lacune qui tourmentait Gide depuis des décennies. Mais le destin, qui récompense toujours les hommes de bien, réservait à André Gide le plus enviable des sorts : celui d’atteindre le port, en pleine conscience, après toute une vie de combats et de tâtonnements.
      La clé de Thésée réside en ceci : Gide était obsédé par la poésie. Seule la poésie l’intéressait. Il connaissait par cœur des centaines de vers, la seule évocation de Hölderlin, de Keats, de Hugo ou de Baudelaire l’électrisait, la lecture de Homère et de Virgile le plongeait dans des transes de « ravissement » (Journal du 1er septembre 1937). Or André Gide n’était pas poète. Il avait renié ses poèmes de jeunesse, Les Poésies d’André Walter, et Les Nourritures terrestres sont à la fois plus et moins que de la poésie. Arrivé au terme de sa course, et se retournant sur son œuvre, André Gide n’avait pas de quoi rougir, certes, mais au fond de lui il savait que la part la plus belle, la plus authentique de son être, ne s’était manifestée que par fragments, disséminés çà et là dans ses récits et son Journal. Or voilà qu’au printemps de l’année 1944, galvanisé par le redressement inespéré de la France, en pleine possession de ses moyens et de sa créativité, toutes les pièces du puzzle se mettent naturellement en place, et Thésée, un projet qu’il caressait depuis plus de trente ans, est achevé « dans un état de ferveur joyeuse » (Journal du 30 avril 1944). Il y est arrivé. Il a su réunir, dans un mince ouvrage de moins de cent pages, les tendances les plus opposées et les plus fondamentales de sa personnalité : le lyrisme d’une part, la lucide et laborieuse victoire sur soi-même de l’autre. Le miracle a eu lieu. André Gide est Thésée, celui qui sort du labyrinthe, qui vainc ses démons et fonde Athènes, la cité des arts et du savoir. Il pouvait désormais se taire et reposer en paix. Sa tâche était remplie.

4 commentaires:

  1. Vous me suivez de près, cher Laconique, après moi et mon
    "Pinder" hier vous voici aujourd'hui vous avec votre "Thésée". Décidément la biographie de ce Gide regorge de livres méconnus, j'en découvre toujours de nouveaux, bien qu'il me semble avoir déjà entendu parler de celui-ci, peut-être pas vous d'ailleurs, sur
    Le Goût des lettres ou pas. Il n'est pas prix Nobel de littérature pour rien ce Gide, il a une œuvre fournie, mais comme la plupart de ses livres sont peu reconnus, voire peut-être même médiocres - ce en quoi je ne me prononce pas puisque je ne les ai pas tous lus - on croit à tort qu'il n'a pas d'œuvre et que ses exploits, ses frasques devrais-je dire, se résument à quelques sodomies bien senties sur la personne d'éphèbes basanés. Autant dire que vous l'avez échappé belle, cher Laconique : si vous aviez été contemporain de votre idole littéraire, il eût pu vous en cuire, même avec votre teint blanc d'ermite !

    Mais bref, revenons à l'essentiel de votre article, car je me mets dangereusement à divaguer, les effluves printanières échauffant mes sens et mon sang déjà particulièrement bouillants...
    Ce qui est bien avec vous, cher Laconique, c'est que vous êtes érudit, alors vos innombrables lecteurs quittent votre site moins bêtes qu'ils y sont entrés. J'ignorais ainsi complètement que Gide était "obsédé par la poésie". Si vous me permettez une petite remarque, en cela il est un peu comme Bukowski qui écrivait de la prose mais adulait les vers.
    Votre article est intéressant : un peu à la manière dont aurait procédé Sainte-Beuve, vous éclairez brièvement ce "Thésée" grâce à la biographie de son auteur, pour finir par fondre magistralement l'œuvre et la vie de l'homme en une seule entité. Du bel ouvrage, cher Laconique, méticuleusement et proprement exécuté !

    Peut-être que je lirai ce "Thésée" un jour, vous m'avez titillé, cher Laconique, puis j'avais adoré "Les Caves du Vatican", Gide avait fait un bond de géant dans mon estime avec ce livre, alors pourquoi pas voir ce qu'il a nous a pondu d'autre entre deux grosses sodomies...

    PS : excusez ma délicatesse, cher Laconique, mais le printemps... LE PRINTEMPS !

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  2. Ah là là ! cher Marginal, je vois que vous êtes toujours hanté par Mallarmé : « Le printemps ! le printemps ! » Cela résonne comme « L’Azur ! l’Azur ! » Oui, nous nous suivons de près, mais que voulez-vous, vous n’aviez rien publié depuis le 5 mars, et moi depuis le 13, il était prévisible que nous publiassions bientôt vous et moi… Le Marginal Magnifique et Le Goût des lettres se doivent d’alimenter régulièrement leurs nombreux lecteurs.

    Eh oui, je suis fan d’André Gide, je n’en parle pas énormément sur ce site, mais il a vraiment orienté mon penchant pour la littérature. Il n’a rien orienté d’autre en ce qui me concerne, rassurez-vous. Mais il est vrai que, tel est son ascendant sur moi, que j’ignore si j’aurais pu résister à ses poursuites (ses « pourchas » dirait Gide) si j’avais eu l’occasion de le fréquenter. Pour une fois, cher Marginal, vos facétieuses allusions ne sont pas hors de propos. (Contrairement à vos saillies sur Platon, qui évoque la pédérastie comme un fait culturel grec, mais prône en réalité la tempérance la plus stricte). En ce qui concerne Gide (puisque votre brillant commentaire m’entraîne sur ce terrain) je dois reconnaître que les pratiques que vous mentionnez ne lui étaient pas étrangères. Il écrivait ainsi, à soixante-cinq ans passés : « Un pays ne me plaît que si de multiples occasions de forniquer se présentent. Les plus beaux monuments du monde ne peuvent remplacer cela ». Je rougis en retranscrivant ces phrases, que je lis dans mon édition de la Pléiade de ses « Carnets d’Egypte ». Au fond les « éphèbes basanés » jouent un peu dans l’œuvre d’André Gide le même rôle que les « filles de l’est », « belles et putes » et autres « grognasses russes » (que je relève dans votre poème Disneyland) sous votre plume. (Il faudrait d’ailleurs écrire un jour une thèse sur « Le thème de la prostitution dans l’œuvre du Marginal Magnifique »). Ce « Thésée » est tout frémissant de sensualité (« Vers tout ce que Pan, Zeus ou Thétis me présentait de charmant, je bandais »). Ah ! croyez-moi, autant pour Platon vous êtes sévère, voire injuste, autant pour André Gide il se pourrait que vous fussiez encore en dessous de la réalité. Mais suffit ! suffit pour la sexualité d’André Gide ! (Comme disait Mauriac.)

    Oui, ce « Thésée » vaut le détour, c’est superbement écrit, et Gide y a trouvé un ton, à la fois épique et philosophique, qui atteint parfois à la plénitude de la poésie, genre que, contrairement à Bukowski, il avait complètement abandonné. Il est vrai que la méthode de Sainte-Beuve s’avère dans ce cas pertinente, puisque « Thésée », œuvre testamentaire, repose sur un perpétuel jeu d’assimilation entre la vie de l’auteur et celle du héros. Jetez-y un œil à l’occasion, cher Marginal, c’est vite lu et je vous assure qu’un amateur de noblesse comme vous y trouverait son compte !

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  3. J'ai lu de Gide "La symphonie pastorale" et si "Le grain ne meurt" et j'ai bien aimé. Par contre, je ne connais pas ce "Thésée" mais j'avoue que vous l'évoquez avec tant de conviction passionnée que vous me donnez envie de le découvrir, de même que vous m'éclairez sur la personnalité de cet écrivain. Bonne journée Laconique.

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  4. « Thésée » est très plaisant à lire : c’est court, très bien écrit, très noble. Bien sûr ça reste du Gide : il y a des archaïsmes, des gaucheries plus ou moins volontaires de style, et puis c’est si éloigné de notre monde contemporain que ça en devient parfois un peu incongru. Mais derrière on sent une belle personnalité, à la fois libre et classique. Si je vous ai donné envie de lire « Thésée », c’est parfait ! Il faudra que je lise « Si le grain ne meurt », c’est sur ma liste, ça ne saurait tarder.

    Bonne soirée à vous !

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