22 octobre 2014

La Voie du ciel


    Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.

                                                            André Gide, Les Nourritures terrestres
 

    Quelle chose complexe que la destinée humaine ! C’est le nœud gordien, le labyrinthe aux mille détours… Le fil d’Ariane existe, mais qu’il est austère, et qu’il est tentant de s’en écarter, au risque de s’égarer sans recours !
    Il semble que la subjectivité humaine, lorsqu’elle se trouve libre et inoccupée, ressente l’invincible besoin de s’orienter vers un objet matériel. Un idéal abstrait ne peut lui suffire, il faut qu’elle l’incarne, qu’elle lui donne une réalité tangible. Toutes les portes du ciel se ferment alors, et l’on tombe dans la prosaïque et aliénante causalité matérielle. Or ce n’est que lorsque toutes les voies du monde sont bouchées que la Voie du ciel peut s’ouvrir…
    Cette ferveur que je sens en moi, comment s’exprimera-t-elle ? Où me mènera-t-elle ? Éternel problème ! Éternelle épreuve ! Éternel chemin !

12 commentaires:

  1. Éh oui, cher Laconique, la vie et la destinée humaine sont un dédale où l'on a tôt fait de se perdre ! Vous livrez cette fois à vos innombrables lecteurs un texte court et mystérieux, pour le moins hermétique, car l'on sent que sa pleine compréhension nécessite un élément biographique qui est tu.

    Vous me semblez tiraillé entre la "causalité matérielle" à laquelle, comme vous l'expliquez si bien, on ne peut se soustraire et l'"idéal abstrait" vers lequel une nature noble telle que la vôtre tend forcément : "éternel problème" effectivement ! Moi-même oscille quotidiennement entre la fange et les cieux... Comment concilier les deux ? Difficile, voire impossible, il me semble que Mallarmé lui-même y a laissé des plumes. Qu'une seule solution à mon avis : passer d'un monde à l'autre, cygne un peu freak mais respecté parmi les hommes et vampire d'idéal inassouvi parmi les cieux !

    Bah, on est tous des Icare en puissance : brulons-nous donc les ailes sur le chemin de l'idéal et le sgueg sur son pendant.

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  2. Vous avez bien compris de quoi il retournait, cher Marginal ! Mais, à vrai dire, mon point de départ pour écrire ce texte était l’envie de mettre en valeur en épigraphe la citation de Gide, extraite des « Nourritures terrestres » : « Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu. » Cette phrase contraste avec l’image d’hédonisme sans scrupule que l’on a souvent de Gide en général, et des « Nourritures terrestres » en particulier, alors que, comme le précise Gide dans la préface, il faut surtout y voir « une apologie du dénuement ». Il y a d’ailleurs maintes phrases remarquables à ce sujet dans l’ouvrage (« Mon cœur sans nulle attache sur la terre est resté pauvre, et je mourrai facilement »), mais je me suis dit qu’au lieu d’écrire un énième panégyrique de Gide, j’allais essayer de pondre un truc un peu plus personnel.

    En tout cas je vois que nos préoccupations se rejoignent, et j’ai relu avec plaisir les deux poèmes du Marginal Magnifique auxquels vous nous conviez judicieusement. Vous savez que j’aime bien la veine mythologique, et cela m’a permis de me souvenir que vous la pratiquez brillamment !

    Eh oui, nous sommes tous tiraillés, comment ne pas l’être ! La matière nous entoure, nous sommes bien forcés de jeter les yeux sur elle, et se pose alors la question fatidique : « Pourquoi n’irais-je pas ici ? Ou là ? Pourquoi ne prendrais-je pas ce chemin ? Etc. etc. » Mais après tout, c’est ce qui fait la condition humaine, et c’est un moteur de l’art, comme Baudelaire, Mallarmé, vous-même (je sais que votre modestie ne rougirait pas de ce rapprochement) l’avez illustré.

    En tout cas, si vous trouvez mon langage hermétique, vous prouvez une fois de plus que le vôtre peut l’être fort peu ! Je ne sais si l’on peut suivre à la fois son idéal et son « sgueg » sans que l’un des deux ne finisse par en pâtir tôt ou tard… La bonne vieille maxime « Rien de trop » me semble appropriée, ici comme ailleurs !

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  3. Bonjour Laconique,

    Pour le croyant ou le métaphysicien, la crise existentielle centrale, comme vous l’illustrer clairement, est le déchirement ou sentiment d’exil, et la Tentation de délaisser le Ciel pour la terre, de renoncer à « obtenir un jour un hypothétique face-à-face » comme dirait Stirner ( http://hydre-les-cahiers.blogspot.fr/2014/09/stirner-une-traduction-inedite.html?view=magazine ).

    A l’inverse, dans une perspectiviste spinoziste, si la réalité est formée non de deux substances mais d’une seule (monisme matérialiste), le grand drame de l’existence est l’ennui, car si il n’existe aucun réalité plus élevée, et que celle dans laquelle nous pataugeons nous déplaît, la souffrance est inévitable. Reste alors la tentation de l’hyper-action hystérique, de la dissipation. Mais Nietzsche se présente alors pour nous rappeler la morale de l’immoraliste : « Tromper son ennui de n’importe quelle façon est vulgaire. »

    Je terminerai, pour faire écho à la remarque navrée de Gide, par une citation de Ludwig Feuerbach, pour qui le divin est l’expression de notre être propre, de notre qualité en somme : « Tels sont tes désirs, tels sont tes dieux. Les Grecs avaient des dieux bornés dans leur nature, c’est-à-dire, ils avaient des désirs bornés. Les Grecs ne voulaient pas vivre éternellement ; ils voulaient seulement ne pas vieillir, ne pas mourir, du moins ne pas mourir à la fleurs des ans ou d’une mort violente et douloureuse ; ils ne voulaient pas la félicité, mais le bonheur ; ils ne se plaignaient pas comme les chrétiens d’être soumis à la nécessité de la nature et aux besoins du penchant sexuel, du sommeil, du boire et du manger ; ils n’exaltaient pas leurs vœux au-dessus des limites de la nature humaine ; ils ne faisaient pas de rien quelque chose ; ils ne puisaient pas le contenu de la vie divine et heureuse dans l’imagination, mais dans les richesses du monde réel ; enfin, pour eux, le ciel des dieux était élevé sur le fondement inébranlable de cette terre. Les Grecs ne faisaient pas de l’être divin, c’est-à-dire de l’être possible, le modèle, la mesure et le but de l’être réel, mais de l’être réel la mesure du possible. Même lorsqu’à l’aide de la philosophie ils eurent raffiné, spiritualisé leurs dieux, leurs désirs ne dépassaient pas cependant le domaine de la réalité, de la nature de l’homme. Ainsi les dieux d’Aristote sont d’éternels penseurs, parce le dernier vœu du philosophe est de pouvoir penser sans interruption et sans obstacles. »

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  4. Je vous remercie pour votre commentaire fort documenté, cher Jonathan Razorback. Je reconnais bien là le responsable érudit des Cahiers de l’Hydre ! En somme vous opposez le monisme au dualisme, le premier tendant vers le matérialisme, le second vers l’idéalisme. Comme vous vous en doutez, j’aurais plutôt tendance à pencher vers la seconde option pour ma part. Je n’ai jamais vraiment compris la « béatitude » dont parle Spinoza lorsque l’on comprend que la réalité est une, que tous les objets individuels sont une manifestation du divin. Je vous assure que je ne vois rien de « divin » dans la plupart des objets qui m’entourent !

    Je ne pense pas que la remarque de Gide soit si navrée que ça. Gide observe une chose toute simple : lorsque l’on se laisse accaparer par les créatures (pas besoin de vous faire un dessin), on développe des préoccupations basses, mesquines, inférieures en tout cas à celles que l’on développe dans la solitude. C’est ce sentiment, assez déchirant en effet, mais porteur de (osons le mot) foi, que j’ai voulu commenter.

    J’ai lu attentivement le passage de Feuerbach que vous citez. Je partage son point de vue, les Grecs étaient un peuple infiniment sensuel, attaché aux plaisirs terrestres. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils se sont toujours déchirés entre eux, avant d’être vaincus par les Romains et de disparaître définitivement de la scène de l’Histoire…

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  5. Je rajouterai que les plaisirs des sens ont également conduit les Grecs, et c'est plus grave que de "disparaître définitivement de la scène de l’Histoire", à faire les honneurs d'une expression populaire : ne dit-on pas "PD comme un Grec" ? Ainsi, ayant commencé avec une citation de Gide qui était un peu grec à sa façon, nous bouclons la boucle.

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    1. Ah là là cher Marginal ! Dès que vous voyez le nom de Gide quelque part, vous ne pouvez pas vous empêcher !

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  6. Il y a beaucoup de choses dans votre réponse, cher Laconique.

    Tout d’abord ne pas voir le « divin » (quoi que cela puisse signifier) dans notre environnement quotidien présuppose une approche dualiste et même religieuse de l’existence, ça ne peut pas constituer un argument en faveur d’une thèse philosophique plutôt que l’autre. Moi qui, pour une fois plus modeste vous, ignore comment reconnaître le divin (si tant est qu’il existe), je serais bien incapable d’en constater l’absence.

    Pour défendre l’idéalisme, on peut par exemple dire que les faits psychiques ne sont pas réductibles à des causes neurologiques et biologiques. Dans l’état actuel de nos sciences, c’est une thèse parfaitement soutenable (et certains savants américains ne s’en privent pas, ce qui est toujours beaucoup mieux que d’exiger d’enseigner à égalité le créationnisme et le darwinisme). Cela étant, c’est un premier pas vers la justification du dualisme, pas un argument en faveur de l’existence de(s) Dieu (dieux ?). Métaphysique et Foi (osez le mot, nous sommes chez vous) sont deux choses distinctes. Toute religion implique une métaphysique, la réciproque n’est pas vraie.

    Là où cela devient vraiment intéressant, c’est lorsque vous écrivez « Je vous assure que je ne vois rien de « divin » dans la plupart des objets qui m’entourent ! ». Dois-je en conclure que certains objets trahissent pour vous la manifestation du divin ? Je serais bien curieux de voir ça ! ;)

    Cela me rappelle un passage d’une nouvelle de l’écrivain de science-fiction Graham McNeil, intitulée « La Dernière Église », qui vaut bien tous les dialogues de Diderot sur l’athéisme. Encore une fois c’est assez long, mais je pense que ça en vaut réellement la peine :

    « Je souhaite vous parlez, dit Révélation. Je souhaiterais savoir ce qui vous retient ici à l’heure où le monde abandonne ses croyances en les dieux face aux avancées de la science et de la raison.

    L’homme regarda en l’air, au-delà des bannières, l’incroyable voûte de l’église. Uriah sentit refluer sa sensation de malaise lorsque les traits de l’homme s’adoucirent à la vue des représentations qui étaient peintes là-haut.

    -La grande fresque d’Isandula, dit Uriah. Une œuvre vraiment divine, n’êtes-vous pas d’accord ?
    -Tout à fait magnifique, reconnut l’homme, mais divine ? Je ne crois pas, non.
    -C’est que vous n’avez pas regardé d’assez près, répondit Uriah en levant les yeux et sentant son cœur battre plus vite, comme chaque fois qu’il contemplait la fresque somptueuse achevée plus de mille ans auparavant par la légendaire Isandula Verona. Ouvrez-vous à sa beauté, et vous sentirez l’esprit de Dieu se mouvoir en vous.

    La voûte était entièrement couverte d’une série de vastes panneaux, chacun dépeignant une scène différente : des figures nues s’ébattant dans un jardin magique, une explosion d’étoiles, une bataille entre un chevalier d’or et un dragon d’argent, et une myriade d’autres scènes de nature tout aussi fabuleuses. […] Uriah pointa du doigt vers l’image centrale de la fresque, celle d’un merveilleux être de lumière entouré d’un halo de mécanismes dorés.

    -Vous ne pouvez pas prétendre que cette œuvre n’a pas été inspirée par une force supérieure.
    -Bien sûr que si, dit Révélation. Qu’il existe ou non une force supérieure, cette œuvre est sublime. Mais elle ne prouve l’existence de rien. Aucun dieu n’a jamais créé d’œuvre d’art.
    -En des temps plus anciens, certains auraient pu considérer cette appréciation comme un blasphème.
    -Le blasphème est un crime sans victime, dit Révélation avec un sourire ironique.

    En dépit de lui-même, Uriah ne put s’empêcher de rire. »

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  7. Votre commentaire est bien dense, cher Jonathan Razorback, je ne sais pas si ma réponse pourra l’être autant !

    Les querelles à propos de l’idéalisme m’ont toujours intéressé. J’avoue que je ne suis pas allé jusqu’au bout (loin de là) de « La Critique de la raison pure » de Kant, mais je trouve que Schopenhauer (davantage de mon niveau) défend fort bien la thèse de l’idéalisme (« tout objet est conditionné par le sujet »). Je vous accorde que pour passer de l’adhésion à l’idéalisme à la croyance en Dieu, il y a un grand pas à franchir…

    Lorsque je dis que « je ne vois rien de divin dans la plupart des objets qui m’entourent », c’est un euphémisme. En réalité pour moi rien de visible ne saurait être divin. (N’ayons pas l’esprit mal placé.)

    Ce qui m’amène directement au texte que vous me soumettez. Je vous avoue que je suis un « iconoclaste » convaincu. Je suis contre la représentation du divin sous forme sensible (c’est mon côté judéo-protestant). Aussi, je partage tout à fait l’opinion du personnage qui déclare : « Aucun dieu n’a jamais créé d’œuvre d’art ». Loin d’être un blasphème, une telle affirmation relève pour moi de l’évidence. Ce que l’on voit, c’est toujours la matière. Vous me permettrez de finir à mon tour sur une citation, cette fois du « Tao-tö king » de Lao-tseu :
    « On regarde le Tao,
    cela ne suffit pas pour le voir.
    On l’écoute,
    cela ne suffit pas pour l’entendre.
    On le goûte,
    cela ne suffit pas pour en trouver la saveur. »

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    1. Je n'ai hélas pas eu le loisir de lire Kant. Ses textes sont réputés assez arides. Pour Schopenhauer, j'en suis resté à son Art d'avoir toujours raison. Il faudra que j'approfondisse de ce côté-là pour comprendre l'attraction-répulsion qu'a exercé Schopenhauer sur Nietzsche.

      La thèse anti-idéaliste résumée par Plekhanov:
      « On sait qu’il fut un temps où il n’y avait pas encore d’hommes sur notre planète. Et s’il n’y avait pas d’hommes, il est clair qu’il n’y avait pas non plus leur expérience. […] Et cela signifie que la Terre existait en dehors de l’expérience humaine. Mais pourquoi existait-elle en dehors de l’expérience ? Est-ce parce qu’elle ne pouvait pas être l’objet de l’expérience ? Non, elle existait en dehors de l’expérience, tout simplement parce que les organismes capables d’avoir, par leur structure, une expérience n’étaient pas encore apparus. […] La thèse bien connue : "sans sujet, pas d’objet", est radicalement fausse. L’objet ne cesse pas d’exister, même s’il n’y a pas encore de sujet ou s’il n’en existe plus. »
      -Georges Plekhanov, Materialismus Militans.

      Quant à Spinoza dont je viens d'entamer L'éthique, sa vision est symétriquement l'opposée de la votre: « Je ne sais pourquoi la matière serait indigne de la nature divine. » (p.30).

      Comme tout débat proprement métaphysique, il est à peu près impossible d'arriver à une démonstration définitive.

      "En réalité pour moi rien de visible ne saurait être divin."
      Alors (pour autant que je n'ai pas commis de méprise et que vous êtes bien chrétien) vous êtes antitrinitariste. Car si rien de visible n'est divin, cela vaut aussi pour Jésus. Soit dit sans vous offensez.

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  8. Si je devais commenter l’argument anti-idéaliste que vous citez, je serais tenté de dire, en imitant le Marginal : « Mouais… » Je ne suis pas convaincu, et M. Plekhanov ne me paraît rien démontrer du tout.

    Spinoza est un auteur sulfureux. Il a subi d’innombrables attaques dans l’histoire de la philosophie, et si j’admire sa rigueur intellectuelle, il est vrai que je ne me reconnais pas du tout dans son monisme clos sur lui-même.

    Voudriez-vous engager une controverse théologique ? Je suis très gêné par ceux qui affichent leurs croyances sur la place publique, et je ne me livrerai pas à ce genre d’introspections ici. Je suis plutôt du côté de la Bible que du « Capital », je le reconnais. Et il est vrai que je comprends fort bien la position des antitrinitaires, de l’arianisme, etc., qui n’est au fond que l’expression de la conception platonicienne de la divinité.

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  9. Eternelle angoisse de la nature humaine qui se cherche entre réalisme et idéalisme, fragilité et volonté face à sa destinée, entre tourments existentiels et vie matérielle. Difficile de trouver un épanouissement constant car la pensée est là pour tout remettre en question. Votre texte est touchant par cette quête spirituelle lourde d'incertitudes qu'il évoque.
    Bonne journée Laconique.

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  10. Eh oui, la destinée humaine n’est jamais simple, l’homme est un être tiraillé. Et ce n’est pas seulement la « pensée » qui « est là pour tout remettre en question », les sentiments aussi ! Mais à travers toutes les embûches on finit par trouver un chemin, si l’on y croit vraiment. Comme dit un vieux texte sacré : « Qui cherche trouve » !
    Bonne journée à vous.

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