2 mai 2019

Des modalités de la reproduction dans la société technicienne



Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Les hommes sont malheureux, ils s’agitent, ils rêvent de victoire contre les nantis (gilets jaunes) ou au contraire de retour à un ordre antérieur, à la chrétienté médiévale par exemple. Ils réfléchissent. Ils écrivent. Et pendant ce temps-là rien ne change, le monde continue de tourner. Les utopies foisonnent, et pourtant jamais nous ne nous sommes sentis aussi peu libres, aussi déconnectés de l’espérance politique qu’à notre époque. Pourquoi ? D’où vient le paradoxe ?
La réponse est simple. Les flots d’encre déversés par les utopistes et intellectuels de tout poil ne pèsent rien, c’est un amusement d’oisifs, de chômeurs et de retraités. Pendant que les hommes s’écharpent sur les forums de discussion, le sort du monde se joue ailleurs : chez les femmes. Vous ne trouverez pas de jeunes femmes sur Agoravox. Elles ont plus important à faire. Elles ont à préserver l’ordre d’aujourd’hui, et à construire le monde de demain.
L’axiome que je défendrai dans cet article est le suivant : Qui possède les leviers de la reproduction façonne le monde selon ses désirs.
Qui procédait aux choix en matière de reproduction aux siècles passés ? C’était celui qui tenait les cordons de la bourse. La reproduction était un outil aux mains des possédants pour préserver leurs prérogatives sociales. Le mariage était une affaire sérieuse. Il y avait des dots, des contrats, etc. C’est ainsi que l’ordre bourgeois de la société se perpétuait. Bien entendu, la nature se rebellait parfois, d’où les innombrables histoires d’adultères que l’on trouve dans la littérature de cette époque, de Balzac à Mauriac en passant par Flaubert. (Aujourd’hui, on peut noter que l’adultère a complètement disparu en tant que thème romanesque : quand la femme en a marre, elle s’en va et l’homme écrit un livre pour exprimer sa douleur : Lettres à Joséphine de Nicolas Rey, Rompre de Yann Moix.)
Pour de multiples raisons historiques sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, l’ordre bourgeois s’est effondré (le mot qui revenait à toutes les pages encore chez Roland Barthes n’est plus du tout employé). Ce qui lui a succédé, plusieurs penseurs l’ont mis en évidence, c’est un ordre nouveau : l’ordre technicien. Et dorénavant, dans cet ordre nouveau, qui choisit le reproducteur ? Réponse : c’est la jeune femme fertile, et elle seule. La femme choisit le père, et elle le fait selon ses propres critères. Et de quelle nature sont ces critères ? Réponse : ce sont des critères exclusivement techniques. La jeune fille peut s’amuser avec le rocker ou le bad boy, quand l’horloge biologique se manifeste, quand il s’agit de passer aux choses sérieuses, elle choisira le professeur, le fonctionnaire, le banquier, le bureaucrate, l’homme installé. C’est un schéma que j’ai vu se répéter mille fois. En un mot : l’homme qui fait preuve d’une certaine dextérité dans l’univers technicien, et surtout qui accepte et soutient le monde tel qu’il est. Tout sauf le rebelle, l’utopiste. Le penseur peut exprimer son désarroi et ses théories brillantes sur Agoravox, ce n’est pas lui qui se reproduira. Celui qui se reproduira, c’est celui qui accepte le capitalisme, la technique, l’Etat doté de pouvoirs de contrainte, les impôts, bref ce monde dont chacun se plaint sans cesse. Et c’est logique. Lorsque le père de famille détenait le pouvoir de choisir les acteurs de la reproduction, le monde reflétait les désirs du père de famille : propriété, ordre bourgeois, État policier, étanchéité des fortunes, raffinements artistiques réservés à une élite, etc. Maintenant que c’est la femme de trente ans qui procède seule au choix du reproducteur, le monde reflètera les désirs de la femme de trente ans : fonctionnalité, sécurité, confort technique, pas de morale, pas d’abstraction, multiplicité des stimulations sensorielles – des macarons aux vacances au ski, etc.
Alors bien sûr les hommes sont malheureux, une telle société est invivable pour eux, et ils l’écrivent, ils rêvent d’un retour à la verticalité, que ce soit sous une forme catholique, ou d’une politique autoritaire, ou des diverses nostalgies du néo-paganisme, etc. Mais tout cela ne compte pas. Qui détient le pouvoir de reproduction façonne le monde. La totalité de l’humanité de demain sera le fruit des volontés féminines, du moins dans le monde occidental. Le monde de demain sera le reflet du désir des femmes d’aujourd’hui, comme le monde d’aujourd’hui est le reflet du désir des femmes d’hier. Et dans ces conditions, il est aisé de prédire ce que sera le monde de demain : ce sera un monde fonctionnel, utilitariste. Le système est clos, la coïncidence entre accroissement des droits des femmes et développement de la dimension technicienne de la société se poursuivra, et l’étau de la technique sur nos vies ne fera que se resserrer, encore et encore, inexorablement.

4 commentaires:

  1. Vous avez réussi à me faire rire Laconique ! Je me reconnais un peu dans votre portrait de l'idéal masculin, ça me rendrait presque optimiste sur mes perspectives de conjugalité...

    Je ne partages pas votre analyse parce que je n'admets pas la prémisse cachée suivant laquelle suivant laquelle le sexe biologique prédestinerait à adopter certaines valeurs. Les sciences sociales tendent à nous montrer que les valeurs sont au moins en très grande partie acquises par la socialisation, donc modifiables. Par conséquent, le fait que les hommes ou les femmes disposent de plus ou moins de pouvoir chacun ne permet pas de prédire, même très généralement, le futur. Par ailleurs lié féminité et technique me semble faire l'impasse sur le fait que des études sociologiques ont montré que les femmes étaient plus attirées par des formes de spiritualité idiosyncratiques (genre New Age), et par le romantisme en général, ce ne colle pas vraiment avec le monde froid et calculateur qui vous inquiète.

    Je trouve aussi inadéquat l'usage du terme de technique que vous reprenez à Ellul. Il faudrait plutôt parler de détermination croissante des sociétés contemporaines par les technologies (au pluriel). Une style de danse ou une manière d'attraper les poissons sont des techniques. Il ne faut pas confondre technique et technologie.

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    1. Content de vous avoir fait rire, cher Johnathan Razorback, mais ce n’était pas le but !

      Vous savez, autant sur la littérature, la philosophie ou la théologie je pourrais jouter sans fin avec vous, autant là je ne vais pas approfondir la polémique. Vous émettez des réserves sur ce que j’ai écrit. Mais je ne vous suis pas vraiment. Les valeurs recherchées par les femmes sont bien sûr acquises par la socialisation, ai-je dit le contraire ? Et compte tenu de ce qu’est la société aujourd’hui, je vois mal un renversement radical de la situation dans les quinze années à venir, il y a tout de même une certaine force d’inertie dans la société. Et puis l’attrait de votre « spiritualité idiosyncratique » et de votre « romantisme » est peut-être démontré par les « études sociologiques », mais enfin ce n’est pas ce que j’ai observé, et j’écris sur ce que j’observe. Enfin, je fais précisément le départ entre « technique » et « technologie » me semble-t-il. Un professeur, ou un juriste par exemple, n’est pas dans la technologie, mais bien dans la technique, pédagogique pour l’un, juridique pour l’autre. Et c’est précisément ce genre d’aptitudes « techniques » que je prétends valorisables sur le grand marché sentimental. Enfin, vous avez bien relevé l’influence d’Ellul, on ne vous la fait pas !

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  2. J'apporterai une précision qui a son importance, cher Laconique : ce n'est pas toujours "la jeune fille fertile, est elle seule" "qui choisit le reproducteur".

    Il y a une petite partie d'hommes (disons 10 % d'entre eux), ceux que vous qualifiez de "possédants" qui, eux, choisissent et drainent 90 % de toutes les chattes, évidemment les plus belles et fraîches. Du coup les 90 % de mecs normaux se retrouvent avec la bite sur l'oreille ou avec les 10 % qui restent, à se partager...

    Et, ensuite, cela est tout à fait normal que la femme se tourne vers le pourvoyeur, c'est-à-dire celui "qui fait preuve d’une certaine dextérité dans l’univers technicien, et surtout qui accepte et soutient le monde tel qu’il est." Tout simplement parce qu'elle n'a pas envie de crever et qu'elle souhaite, au niveau reptilien tout ça bien sûr, donner le maximum de chances de survie à sa progéniture. Les gênes parlent et veulent se perpétrer, cher Laconique !

    Quant au puissant Sanglier, il ferait mieux de songer au présent plutôt qu'à ses "perspectives de conjugalité". Cela lui évitera des ampoules, à ce gros salopard à la bite raide...

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    1. Ah, cher Marginal, c’est vous l’expert en ces matières…

      Je ne vais pas m’attarder, mais je trouve votre analyse tout à fait défendable. J’ai d’ailleurs déjà entendu de telles théories, des théories sur les hommes qui « quittent la plantation », qui « suivent leur propre chemin », estimant que le prix n’en vaut pas la peine, « the juice isn’t worth the squeeze », etc. Votre ratio 90 % - 10 % est sans doute exagéré, mais il y a de ça, on revient aux normes naturelles des meutes sauvages maintenant que les barrières religieuses et morales ont sauté. Et qu’est-ce que cela produit ? Des « incels » qui tirent sur les foules au Canada, des terroristes qui se font sauter avec du bandage autour de la bite pour retrouver leurs 70 vierges au paradis, etc. C’est très compliqué tout ça. Et l’homme est toujours culpabilisé, on guette la faute.

      Bah, j’ai écrit mon petit texte sur la question. On vivra dans ce monde jusqu’à notre mort de toute façon, mais c’est vrai qu’il y a un gros décalage entre les discours officiels, les films, etc., et la réalité du terrain.

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