19 mars 2020

Trois souvenirs de ma vie urbaine

1. Il y a quelques années, je vivais à V... Un matin de janvier, sur le trottoir du trajet que j'empruntais tous les jours, je vis un pigeon mort. J'avais vécu à la campagne jusqu'alors, et quand il y avait une bestiole morte sur le chemin, crapaud ou autre, elle disparaissait au bout de quelques jours : les fourmis grouillaient autour et ne laissaient plus rien. Tous les matins, je passais à côté du pigeon, pensant que quelqu'un finirait par l'enlever. Mais personne ne l'enlevait, et il n'y avait pas de fourmis, pas la moindre. Chaque jour, le pigeon s'applatissait sur le trottoir, et il devenait de moins en moins perceptible. À la fin, il avait complètement disparu : il avait été mangé par le bitume.
2. Dans mon immeuble, à V..., il y avait une boîte aux lettres, avec écrit dessus : "Matthieu et Joéline". Le point du i de "Joéline" était un petit cercle. Un jour, je m'aperçus que l'étiquette avait été retournée : on voyait encore "Matthieu et Joéline" par transparence, de l'autre côté, avec le petit cercle. Mais sur la face exposée, maintenant, il y avait une autre inscription, il y avait juste écrit : "Matthieu". Joéline avait disparu.
3. Quelque temps après mon installation à C..., je m'étais acheté une pizza chez Pizza Hut. Au moment de la manger, je sentis un goût bizarre dans ma bouche, comme du papier brûlé. Je recrachai le morceau de pizza : je vis une petite tache noire, avec deux ou trois fils noirs qui se dressaient. C'était une mouche morte qui avait cuit en même temps que la pizza.

5 commentaires:

  1. Savannah Flint20 mars 2020 à 17:41

    Damned! Est-ce donc vous le patient zéro, cher Laconique, avec cette histoire de mouche ?
    Blague (foireuse) à part, voici un court billet qui tranche avec vos publications habituelles. Au fond, les souvenirs de la vie urbaine ne sont pas différents des souvenirs que l'on peut avoir de la vie rurale : un animal mort laissé aux caprices (ou non) de la nature, un couple qui se défait... Ce sont ces choses-là, anecdotiques au demeurant, qui constituent la trame de la vie ici-bas, mais aussi de la littérature et de la poésie. Il y a de la beauté là-dedans. Au fond, je trouve votre texte très en phase avec la période d'incertitudes que nous traversons, où la mort est venue se rappeler à nous. Qui sait si nous seront encore vivants ou si nous ne serons pas, à tout le moins, intubés de partout dans les semaines à venir ? Notre nom peut vite s'effacer d'une boîte aux lettres, nos pas, d'un trottoir... Je ne sais pas si c'était voulu de votre part.

    Portez-vous bien !

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    1. Eh oui chère Miss Flint, nous sommes précaires, la situation nous le rappelle, je n’en ai jamais douté pour ma part, et je suis sûr que vous non plus. Et la mort s’invite toujours plus brutalement dans les endroits qui essaient de la nier, la ville en est un parfait exemple. Dans les campagnes, dans les siècles passés, les gens savaient mourir. Mais l’hubris moderne est toujours châtiée.

      En fait j’avais prévu de poster ce texte depuis un certain temps déjà, mais c’est vrai qu’il rentre en résonnance avec la situation actuelle. Et puis, morts, effacés, nous en viendrons tous là à un moment ou à un autre, et plus tôt on en a conscience mieux c’est. Prenez soin de vous, protégez-vous. Je sais que vous êtes sensible aux rythmes naturels, cette situation nous invite au repos et au repli, c’est une injonction de la nature après bien des abus de notre part, nous ne devons pas y être sourds. Et j’espère que votre présence ne va pas attirer le Marginal en ces lieux, manquerait plus que lui...

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  2. Quand on parle du loup, il montre le bout de sa queue, cher Laconique ! Et c'est vrai, vous avez vu juste, la présence de Miss Flint m'attire ici, comme un un chien en chaleur qui a reniflé la femelle en quelque sorte.

    Mais je dois dire que j'avais bien envie de vous laisser un petit mot cette fois, ça fait longtemps, même avant d'avoir flairé à des lieux les orifices humides et gourmands de Miss Flint, parce que j'ai bien aimé vos trois petits textes. Il me semble que c'est là la quintessence de la littérature, cette attention aux petits riens qui signifient beaucoup. Et c'est très agréable à lire, bien qu'un peu déprimant, car vous soulignez l'insignifiance de nos misérables existences de rats.

    En tout cas, ça fait vraiment du bien que vous laissiez tomber vos élucubrations politiques et religieuses. J'en redemande, cher Laconique !

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    1. Lol. Vous êtes incorrigible, cher Marginal.

      Merci pour le commentaire, ça me touche. Mais je crois que ça restera un "one shot", ce que je préfère ça reste la critique, les idées. Pour la politique, vous remarquerez que je n'en parle plus du tout depuis qu'on a un bon président. Et la religion, ça reviendra sans doute. Mais je vais sans doute baisser le rythme de publication. Cela fait dix ans que je tiens ce blog, des centaines d'articles. La période actuelle se prête au silence et au recueillement, je ne vais pas m'agiter dans les prochaines semaines, sans doute un article ou deux par mois, pas plus. Il faut laisser la vie évoluer, d'elle-même.

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