Comme tout grand texte sacré, la Bible est interprétée selon les grilles de lecture et les valeurs de chaque époque : lecture mystique au Moyen Âge, politique sous la monarchie absolue, puritaine au dix-neuvième siècle, sociale au vingtième, etc. Nous ne pouvons pas nous empêcher de lire le texte avec nos préjugés, ce qui conduit malheureusement à de nombreux contresens, gravement préjudiciables du point de la cohérence et de la rectitude de la foi. Cet article se propose de montrer de quelle manière, sur trois points précis, une lecture rigoureuse de la Bible se heurte à notre mentalité moderne, au lieu de la renforcer, contrairement à ce qu’ont tendance à penser bon nombre de croyants sincères et bien intentionnés.
1. La prière d’intercession dans les psaumes
Le christianisme est généralement perçu comme promoteur et défenseur de la famille traditionnelle. On ne compte plus les documents du Magistère de l’Église catholique qui promeuvent les valeurs familiales au sein d’un monde occidental en pleine déréliction (les plus importants du point de vue doctrinal dans la période récente étant sans doute Familiaris Consortio de Jean-Paul II (1981) et Amoris lætitia de François (2016)). Les lecteurs assidus de la Bible savent pourtant que le Nouveau Testament constitue l’une des plus violentes attaques jamais portées à l’encontre de la famille et des attachements familiaux. Inutile de rappeler les formules de saint Paul (« Il est plus avantageux de ne pas se marier » (cf. 1 Co 7) ou de Jésus dans les évangiles (« Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 26)). Religion de l’affranchissement absolu de l’individu à l’égard de tout ce qui le sépare de Dieu, le christianisme ne pouvait pas ne pas s’attaquer aux liens du sang, si prégnants dans le monde juif du Ier siècle. Le lien conjugal, qui est redevenu central à notre époque pour d’autres raisons (le délitement des structures sociales ne laissant plus guère que le couple comme ultime îlot d’intersubjectivité au milieu d’un océan d’indifférence anonyme), ce lien conjugal est particulièrement relativisé par le Christ. On connaît la polémique avec les saducéens sur le devenir du couple marié dans le monde à venir, et la réponse sans ambiguïté de Jésus (« À la résurrection, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22, 30)). On peut également observer que le lien conjugal est le seul qui ne soit pas favorisé d’une guérison miraculeuse dans les Évangiles : Jésus guérit la fille de Jaïre (Lc 8, 41) et celle du centurion (Mt 8, 5) ainsi que la belle-mère de Pierre (Mt 8, 14), il ressuscite Lazare, le frère de Marie et Marthe (Jn 11), mais il ne guérit ni ne ressuscite aucun époux, aucune épouse.
On pourrait croire que cette froideur un peu rude à l’égard des liens familiaux est le propre du Nouveau Testament (le Christ étant l’archétype de ceux qui ne prennent pas de femme « à cause du Royaume des Cieux » (cf. Mt 19, 12)), et qu’il en est autrement dans l’Ancien Testament, compte tenu de l’accent mis sur les liens du sang dans la tradition juive. Il n’en est rien. Une illustration particulièrement éloquente de ceci ressort de l’examen du livre des psaumes. Avec le livre des psaumes, nous avons un corpus de cent cinquante prières, très variées, qui représentent une très grande diversité d’attitudes du croyant à l’égard de Dieu. On peut dire que les psaumes constituent un modèle indépassable de prière pour le croyant, qu’ils mettent en mots de façon adéquate et intemporelle tous les élans du cœur humain vers Dieu. Or il est frappant de constater que le livre des psaumes ne contient aucune prière d’intercession pour les proches du psalmiste. Celui-ci demande très souvent à Dieu de sauver sa propre vie (Ps 7, Ps 38, etc.), il lui rend grâce pour les bienfaits accordés, à la fois à titre individuel (Ps 30) et pour le peuple d’Israël (Ps 124). Mais il ne mentionne jamais l’épouse, les enfants, les proches, sinon à titre de leçon sapientielle (par exemple dans le psaume 128, dans lequel les proches ne sont absolument pas individualisés). Le psalmiste prie pour lui, pour son peuple, jamais pour sa femme, ses enfants, ses parents, ce qui contraste tout de même de façon assez radicale avec la prière telle qu’elle est pratiquée de nos jours chez les peuples qui la pratiquent encore (on peut penser au rôle central de la prière d’intercession chez certains chrétiens anglo-saxons par exemple).
On ne peut faire ici l’économie d’une réflexion d’ordre théologique. Le dur réalisme de l’Ancien Testament a été maintes fois relevé par les exégètes (nulle croyance consolante, pas de vie après la mort, rien que le dur destin Israël, exposé de façon réaliste, peuple élu et malmené par son Dieu jaloux). La Bible est une école de réalisme, et la famille, le couple, il faut bien le reconnaître même si c’est difficile pour notre mentalité moderne, constitue bien souvent un domaine idéalisé, idolâtré, le domaine du transfert de toutes nos lacunes et aspirations affectives, sentimentales, égoïstes (André Gide : « Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur »), ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le service du Seigneur, unique objet de la révélation biblique. Dans la réalité, face à la souffrance, à la mort, l’individu est seul, seul face à Dieu. C’est cette expérience que nous transmettent les psaumes, et il faut avoir le courage de l’accepter, faute de quoi l’on retombe dans un idéalisme sentimental en définitive illusoire.
2. Le paradigme de l’élection divine dans la Bible
On constate un autre malentendu en ce qui concerne la notion d’élection divine. Nous sommes ici tributaires de nos pratiques démocratiques, pour lesquelles l’élection vise à faire ressortir le meilleur, l’élu, et de nos récits de science-fiction comme Matrix (Néo) ou Terminator (John Connor). La logique est rigoureusement inverse dans la Bible, ce que peu de personnes conçoivent, incompréhension qui conduit malheureusement à alimenter un antisémitisme résiduel. Dieu ne choisit pas le meilleur, le plus fort, le plus juste, mais le plus faible, uniquement, c’est là son seul critère. Et cela pour une raison bien simple : s’il choisit le plus fort, alors l’action de Dieu ne se manifeste pas aux yeux des hommes, il rentre dans les logiques du monde. C’est uniquement en faisant triompher le plus faible et le plus dédaigné que l’action de Dieu se révèle de façon indiscutable aux yeux du monde. C’est là un paradigme absolument récurrent dans toute la Bible. Dieu choisit Abraham et Sara parce qu’ils sont vieux, et que personne ne peut s’imaginer qu’ils vont donner le jour à une postérité innombrable. Il choisit Israël, non pas parce que c’est un peuple juste, pieux, craignant Dieu, le contraire est répété mille fois dans les Écritures (« Tu es un peuple à la nuque raide » (Ex 33, 5 ; Dt 9, 6)), mais parce que c’est le plus petit des peuples, le rebut des nations (« Si Yahvé s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples : car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples » (Dt 7, 7)). Il choisit Moïse « à la langue pesante » pour parler face à Pharaon et conduire son peuple hors d’Egypte. Il choisit David, dernier né de Jessé, malingre, roux de surcroît, pécheur autant qu’un autre (cf. 1 S 11), mais qui justement est si faible qu’il ne peut s’appuyer que sur Dieu. Il donne l’onction à Jésus, le Christ, qui, étant Dieu, « s’est dépouillé, prenant la condition d’esclave » (Ph 2, 7). Tel est le Roi des nations et de l’Histoire, ce qui est en cohérence parfaite avec tout le reste de l’histoire sainte.
Ce qui ressort de ceci, c’est qu’il faut relativiser notre éternelle tendance à tout juger selon des critères moraux. Ce n’est pas au prix d’une ascèse, de qualités éminentes ou d’un perfectionnement moral que nous devons chercher à plaire au Seigneur (c’est là l’attitude pharisienne condamnée par Jésus). Le salut du Dieu biblique est offert de toute façon, quelles que soient les fautes commises et les infidélités à son égard (cf. Rm 3, 23 ; Ep 2, 5). Et c’est justement la reconnaissance de cette grâce, offerte contre toute logique humaine, qui doit déclencher chez le croyant l’attitude pieuse par excellence, « l’action de grâce ». L’Élu, l’Oint du Seigneur ne s’oppose pas aux réprouvés et aux rejetés : il est le moyen utilisé par Dieu pour que tous accèdent au salut (Dieu dit à Abraham : « Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre » (Gn 22, 18)). C’est là une logique divine limpide et qu’il faut faire l’effort de comprendre, faute de quoi on risque de retomber dans des mécanismes d’exclusion et d’autojustification trop présents dans le christianisme au cours de son histoire et aujourd’hui encore.
3. Le Christ et les Écritures
Il faut enfin lutter contre une tendance bien présente dans l’histoire du christianisme, tendance fort vivace encore à l’heure actuelle malheureusement, et qui consiste à opposer le « bon Jésus » du Nouveau Testament, charitable et miséricordieux, au Dieu terrible et colérique de l’Ancienne Alliance, qui ne respire que carnages et violences interraciales. C’est là une tendance ancienne (marcionisme), bien compréhensible étant donné la mentalité contemporaine (imprégnée de subjectivisme, horrifiée à la vue de la moindre violence physique, mais totalement aveugle à la destruction du sens même de la civilisation et de la culture sous les coups de boutoir d’un pragmatisme à courte vue bien autrement délétère en réalité), mais c’est une tendance qui ne repose sur aucun fondement scripturaire. Le « gentil Jésus » ne s’oppose pas au méchant Dieu des juifs. Bien au contraire, à chaque fois que Jésus est mis à l’épreuve, c’est vers l’héritage juif qu’il se tourne, et en particulier vers les Écritures.
Deux épisodes des évangiles sont à cet égard absolument révélateurs, et ne laissent aucune place à l’ambiguïté. Le premier épisode est celui des trois tentations du Christ, au désert. Il faut tout d’abord se garder de toute lecture morale de cette notion de « tentation ». Il ne s’agit pas de tentations sensuelles comme nous avons spontanément tendance à le penser (cf. le fameux film de Scorcese, La Dernière Tentation du Christ). Il s’agit de la triple tentation du diable à l’égard du triple commandement divin : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Dt 6, 5). « De tout ton cœur », c’est-à-dire en lui soumettant les désirs intérieurs (en l’occurrence la faim) ; « de toute ton âme », c’est-à-dire en étant prêt à lui soumettre son corps physique, sa vie ; « de tout ton pouvoir », c’est-à-dire au prix des biens terrestres, des richesses, etc. Or, face à cette triple tentation, que fait Jésus ? Il ne puise nullement dans un mérite qui lui serait propre, dans une vertu surhumaine et divine (« parce que c’est Jésus »). Non, mais il se tourne humblement vers l’Écriture, vers la Torah, et il cite trois versets du Deutéronome : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3) ; « Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu » (Dt 6, 16) ; « C’est le Seigneur que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte » (Dt 6, 13). C’est bien la Loi juive qui permet à l’homme faillible de résister à Satan (cf. Ps 119 : « Ta Loi fait mes délices. Des chemins du mal, je détourne mes pas, afin d'observer ta parole »).
De même, au moment suprême, sur la croix, que fait, que dit Jésus ? Sur ses lèvres, ce sont une fois de plus des versets de l’Écriture qui se présentent, en l’occurrence des psaumes : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46, cf. Ps 22, 2) ; « En tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46, cf. Ps 31, 6). Jésus n’est donc pas venu pour abolir l’Écriture, pour se substituer au méchant Yahvé, mais au contraire pour l’accomplir. Il n’apporte strictement rien de plus par rapport aux Écritures juives, si ce n’est qu’il les condense en une personne, lui le Fils qui offre l’Héritage promis à ceux qui le reconnaissent comme Seigneur (cf. Ga 4, 7).
Nous avons mentionné trois aspects des Écritures qui prêtent souvent au malentendu, compte tenu de la mentalité contemporaine. Non, la famille n’est pas la valeur suprême pour la Bible comme elle l’est pour nous. Non, l’élection divine n’est pas un signe de supériorité, mais au contraire de faiblesse. Non, le bon Jésus ne s’oppose pas au méchant Yahvé. On aurait pu en citer d’autres. Ce qu’il faut retenir de tout ceci, c’est que le croyant ne peut pas se contenter de plaquer sa mentalité moderne sur le récit biblique, en étant convaincu de connaître le Bien et le Juste indépendamment de l’Écriture elle-même. Un effort de lecture, de compréhension, d’herméneutique est indispensable, quitte à heurter notre bonne conscience, cette bonne conscience qui, comme le bon sens de Descartes, est sans doute la chose la mieux partagée du monde.
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