21 avril 2022

Gaudete et exsultate : l'Église face au monde moderne

Je discutais l'autre jour avec un ami catholique.
« Si tu devais lire un seul écrit du pape François, me dit-il, c'est son exhortation apostolique de 2018, Gaudete et exsultate. Je l'ai lue trois fois, et c'est vraiment un texte fascinant. C'est à la fois la pure expression de ce qu'est le pape François, de sa nature profonde, et un témoignage incomparable de ce qu'est devenu le catholicisme aujourd'hui.
Ce qui est très catholique dans Gaudete et exsultate, c'est la perpétuelle propension à faire la morale. Seulement il s'agit d'une morale inversée. François ne prône plus un ascétisme à la Pie X ou à la Pie XII, c'est tout le contraire, il critique la solitude, le repli sur soi (« Il n'est pas sain d'aimer le silence et de fuir la rencontre avec l'autre, de souhaiter le repos et d'éviter l'activité, de chercher la prière et de mépriser le service », 26), il veut des catholiques ouverts, dynamiques, entreprenants, qui vont dans le monde et y sèment leur joie de vivre (d'où le titre de l'exhortation, la joie étant d'ailleurs une obsession chez François, comme l'indique le titre de son texte majeur et programmatique : Evangelii Gaudium). Le pape critique particulièrement deux tendances des catholiques d'aujourd'hui : une posture de supériorité intellectuelle due à de pseudo-connaissances bibliques et exégétiques (ce qu'il appelle le « gnosticisme actuel »), et, d'un autre côté, une posture d'auto-justification et de bonne conscience due à une pureté ritualiste, à un activisme étriqué et auto-centré (le « pélagianisme actuel »). En gros, il fait la morale aux catholiques, mais en leur reprochant précisément les tendances de fond sur lesquelles leur identité s'est bâtie depuis des siècles.
Ce qu'il prône, au contraire, c'est « l'endurance », la « patience », la « douceur », la « joie », le « sens de l'humour », « l'audace », et la « ferveur ».
On voit bien quelle est la visée de tout ceci. Il s'agit, dans la lignée de Vatican II, de s'adapter à la logique du monde, une logique d'interaction et d'intersubjectivité avant tout. François prétend y voir le signe du christianisme authentique, mais tout son propos s'inscrit dans cette logique utilitariste et concrète que nous connaissons bien, en reléguant la dimension transcendante (le lien vécu avec le Christ) à des formules avant tout verbales. Il valide pleinement le grand paradigme du monde actuel, identifié par Jacques Ellul il y a déjà plusieurs décennies : le complexe technicien d'une part (il faut que cela fonctionne, que cela fasse ses preuves), le complexe émotionnello-sentimental de l'autre (c'est le rapport avec l'autre qui compte et qui donne un sens à ma vie). Tout cela est exprimé avec une conviction et une cohérence qui rendent ce texte admirable.
Bien entendu, il s'agit d'un virage à cent-quatre-vingt degrés par rapport à la tradition catholique, et d'une véritable violence qui est faite au croyant de base. Car enfin que demande-t-on au fidèle ? Qu'il casse ses habitudes et son confort (François insiste beaucoup là-dessus), qu'il ne s'enferme pas dans des attitudes répétitives (ce qui est pourtant l'attitude spontanée du croyant de base, du croyant sociologique), qu'il s'arrache à lui-même, qu'il se jette dans le monde et l'activité missionnaire, plein de joie et de confiance dans le Seigneur. On imagine aisément le désarroi du vieux paroissien face à de telles injonctions. Car, et c'est très caractéristique, François ne s'adresse pas aux vieux, mais aux jeunes (il a d'ailleurs écrit une autre exhortation spécifiquement destinée à la jeunesse, Christus vivit). Il emboîte le pas au monde. Avec lui, le christianisme n'est plus une consolation pour ceux qui vont mourir (et, compte tenu de la démographie, la mort va pourtant devenir une préoccupation de plus en plus majoritaire, surtout chez les catholiques sociologiques), mais une sorte de méthode de développement personnel à destination des actifs, pour bien s'intégrer dans le monde. Bien sûr, François critique l'individualisme et le consumérisme de la société, de façon tout à fait pertinente d'ailleurs. Mais ce qu'il préconise concrètement, c'est exactement la logique du monde : ouverture à l'autre et adaptation au réel.
Une telle position est intenable pour le chrétien de base (rappelons que Gaudete et exsultate traite de la sainteté dans le monde actuel), et devait forcément engendrer une réaction, un retour vers les fondamentaux du catholicisme : le silence, le rite, la prière, la dévotion individuelle, la tension vers l'éternité et l'au-delà. C'est exactement ce qui s'est produit avec la série d'ouvrages ultra-réactionnaires et conservateurs publiés par le cardinal Robert Sarah ces dernières années : Dieu ou rien (2015), La Force du silence (2016), Le soir approche et déjà le jour baisse (2019), Pour l'éternité (2021), etc. Les très bons chiffres de vente réalisés par ces ouvrages montrent bien de quel côté le cœur des fidèles penche vraiment.
Ce que tout cela traduit, c'est la grave crise d'identité dont le catholicisme n'arrive pas à sortir, malgré (ou à cause de) la tentative d'aggiornamento de Vatican II. Le catholicisme reste tiraillé entre ses racines dévotionnelles et anti-modernes d'une part, et sa volonté de s'intégrer et de peser sur le monde de l'autre. Ces tiraillements n'affectent pas vraiment la structure de base de l'Église qui se maintient sans vaciller quoi qu'il arrive, par inertie sociologique, ce qui prouve, si besoin en était, la perte d'influence des écrits du Magistère, qui n'émeuvent plus grand-monde.

6 commentaires:

  1. Je trouve votre procès en "modernisme" / soumission à l'esprit contemporain discutable, Laconique, car c'est tout à fait l'esprit d'un certain christianisme médiéval que d'aller dans le monde pour participer à sa transformation.

    Je viens de produire ce billet sur le sujet: https://l-elan-prometheen.blogspot.com/2022/04/la-revolution-papale-xie-xiiie-siecle.html

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    1. Je vous remercie pour ce commentaire, cher Johnathan Razorback, mais je ne suis pas vraiment d'accord. L'extrait que vous avez publié sur votre site me semble tout à fait pertinent dans son domaine, mais nous ne parlons pas de la même chose. Les chrétiens médiévaux agissaient au sein d'une chrétienté, l'Église était une puissance absolument englobante. La situation n'est pas la même aujourd'hui. Mon analyse – peut-être contestable – c'est que François, dans le texte dont je traite, accepte et valide les valeurs implicites de la modernité (ouverture, dynamisme, etc.) et que celles-ci dictent en réalité tout son propos, – par opposition au christianisme conservateur et bourgeois d'avant Vatican II, bien connu à travers toute la littérature romanesque du dix-neuvième, et qui n'est pas complètement éteint de nos jours (traditionalistes, la mouvance autour du cardinal Sarah, etc.). C'est dans ce sens que je pourrais faire « un procès en modernisme » à François, et je ne serais pas le seul, il suffit de voir sur le net où les cathos tradis sont très présents et très virulents.

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    2. Je ne suis pas spécialiste des divisions politiques du catholicisme actuel, et donc je resterais prudent sur le sujet.

      Néanmoins j'ai l'impression que les "cathos tradis", comme vous dites, ne reprochent pas tant au pape un état d'esprit moderne mais l'attaque plutôt sur des points politiques tels que:

      1): une sollicitude pour le sort des immigrés clandestins, jugée "immigrationniste" et destructrice de la culture européenne (avec parfois un rhétorique un peu raciste à base de "c'est un argentin", sous-entendu pas un pape "de chez nous").

      2): Certaines prises de positions "progressistes" en rupture avec la tradition politique de l'Eglise, par exemple le rejet radical de la peine de mort ou celui, encore plus étrange, de la notion de guerre juste.

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    3. Non cher ami, votre hyper-réceptivité à tout ce qui est politique vous abuse, il ne s'agit pas seulement de différends de nature politique, mais d'une sensibilité globale que François heurte chez certains. Ce n'est pas pour rien que j'ai cité le cardinal Robert Sarah. Ses ouvrages assez médiatisés mettent en jeu une esthétique du catholicisme qu'il estime bafouée par le pape actuel. Il y a toute une imagerie chez certains catholiques, l'encens, les rites, le caractère sacré de l'ordre sacerdotal, l'austérité, etc., à laquelle ils tiennent beaucoup et qu'ils ne retrouvent pas dans la jovialité de François. Jetez un œil sur le fil Twitter du cardinal Sarah et vous comprendrez de quoi je parle. Le pape actuel leur semble prosaïque, mondain (cf. la vieille querelle entre jésuites et jansénistes (François est le premier pape jésuite)).

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  2. Vous parlez d' « ouvrages ultra-réactionnaires et conservateurs publiés par le cardinal Robert Sarah », c'est exagéré. Par exemple ce dernier évoque la possibilité pour les chrétiens de s'inspirer de l'islam pour « sa fidélité à la prière ». Ce n'est pas tellement un discours audible pour les ultra-réactionnaires comme vous dîtes, ces derniers étant plus allergiques à tout ce qui est islamo-compatible. Comme le Pape François par exemple.

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    1. Je vous remercie pour cette remarque.

      Je nuancerais toutefois votre propos. François ne me semble pas du tout « allergique à tout ce qui est islamo-compatible ». Dans sa dernière encyclique Fratellli tutti il revient longuement sur sa rencontre et son échange avec le « Grand Imam Ahmad Al-Tayyeb » à Abou Dhabi (n°5). Il a l'image d'un pape progressiste, que vous le vouliez ou non. Et le cardinal Sarah est très proche de Benoît XVI, dont les propos envers l'Islam ont fait polémique. Ce que vous rapportez du cardinal Sarah, ce sont justement des propos qui entérinent la dimension la plus dévotionnelle, la plus conservatrice de la religion. Il me semble vraiment difficile de renverser les rôles...

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