15 février 2024

Fragments, février 2024

- Beau is afraid : le problème de ce film, c'est qu'il viole une des lois fondamentales du cinéma, à savoir le strict respect de la mimesis. Le cinéma est beaucoup moins libre que la littérature à cet égard. Le spectateur a besoin de savoir que c'est bien la réalité qui lui est représentée, une version de la réalité, même si elle est fantastique (science-fiction, horreur). À cet égard, le cinéma s'est très peu affranchi de la photographie dont il est issu. Et le problème de Beau is afraid, c'est qu'assez vite on se rend compte que ce à quoi on assiste est une pure fantasmagorie, le délire d'un cerveau malade. Dès lors tout l'intérêt s'évapore, on n'adhère plus aux images puisqu'on a saisi leur caractère gratuit, arbitraire, imaginaire et pathologique. Et le film s'effondre littéralement sur lui-même. C'est vraiment là une des règles d'or du cinéma, règle respectée de façon scrupuleuse par Kubrick par exemple (qui limitait les séquences de rêve et de délire à de courts flashs) : le cinéma doit représenter la réalité, une version de la réalité, il est l'art de la réalité (cf. Ellul, La Parole humiliée).

- Le cinéma est un art de voyeurs (Hitchcock, Kubrick). Il faut voir les choses. Le symbolisme, la métaphore ne lui sont pas permis (ou alors de façon subliminale, superposée au réel, comme chez Hitchcock, mais jamais à la place du réel).

- Ce qui s'est passé, entre Spinoza et Nietzsche, c'est la grande révolution musicale, illustrée en particulier par Mozart. Spinoza pense encore dans un monde de purs concepts, un monde simple et droit, un monde sans musique. La pensée chez lui se déploie purement et librement, nul tourment lyrique ne la trouble. Entre lui et Nietzsche, tout un univers musical s'est déployé, Mozart, Beethoven, Chopin, Wagner, etc. La pensée a perdu à la fois son innocence et sa simplicité. Elle est travaillée par quelque chose d'extérieur à elle, d'antérieur à elle, par l'inexprimable, par l'inquiétude. C'est ce qui explique l'accent de douleur rentrée qui émane de chaque phrase de Nietzsche. Le vieux Platon l'avait déjà vu de son temps : c'est la musique qui précède et qui détermine toute chose, et toute pensée de la sérénité, de la quiétude, de la certitude, ne peut être qu'une pensée amusicale, antimusicale (défiance de Platon à l'égard des artistes en général).

- Ce qui a totalement disparu du champ intellectuel contemporain, c'est la grande pensée métaphysique traditionnelle (grecque, allemande, indienne), cette immémoriale pensée holistique, spiritualiste, pessimiste, dont Platon, Schopenhauer et la Bhagavad-Gîtâ constituent sans doute les expressions les plus abouties. L'esprit libéral anglo-saxon a totalement triomphé de l'esprit païen germanique à cet égard. En dernier ressort, c'est la victoire de la conception biblique du monde (individualisme, anti-idéalisme, liberté) sur la métaphysique ancestrale.

- Ce qui a été si traumatisant dans le moment Sarkozy, c'est que ça a vraiment été le moment du triomphe assumé de l'irrationalité. C'était quelque chose d'inconcevable auparavant. Pour la première fois, et je l'ai vu dans mon entourage, les gens assumaient clairement de se prononcer, dans le domaine politique, sur des critères purement émotionnels. On préférait avoir tort avec Sarko qu'avoir raison avec Royal ou Bayrou. Parce que Sarko leur « donnait des émotions ». Et ce qui est vraiment tragique, c'est que c'est un fonctionnement qui n'a jamais cessé depuis, qui s'est révélé irréversible. La plupart des gens, la plupart des médias, ne sont jamais remontés dans le train de la rationalité, la réactivité émotionnelle s'est inscrite en eux comme leur posture de base face à l'existence.

5 commentaires:

  1. Ah, enfin de retour, cher Laconique ! Vos mots ont manqué à vos innombrables lecteurs pendant ces longs mois de votre absence. Et, le moins que l'on puisse dire, c'est que vous revenez en force, avec ce magnifique panaché de vos réflexions !

    Apparemment le dernier opus d'Ari Aster vous a laissé de marbre. Je ne sais pas si son cerveau est "malade", mais c'est vrai que, si le film fonctionne plutôt bien dans les premières parties, nous surprend constamment dans le bon sens du terme, il finit par "s'effondrer sur lui-même", comme vous le dites si joliment. En fait, dès qu'on veut faire trop original, qu'on s'éloigne outrageusement des sentiers battus, je crois qu'on ne peut pas faire un bon film, tout simplement... Et, plus qu'une histoire de représentation de la réalité, je pense qu'il s'agit d'une affaire de cohérence et de tenue de l'ensemble, on ne saisit jamais vraiment où tout cela est censé nous mener, ce que valide finalement la conclusion en eau de boudin. Si vous voulez mon humble avis, même Ari était bien emmerdé et ne savait pas comment mettre un terme à ses "fantasmagories" ! Sans compter que le film est bien trop long, ce qui accentue encore les problèmes énoncés.

    Concernant vos réflexions au sujet du lien entre la pensée et la musique, je ne saurais affirmer si cela est pertinent, car il me semble que de tous temps la musique a existé, avant Mozart et certainement même depuis la Préhistoire, et je suis à peu près sûr que l'Antiquité regorgeait de musiciens raffinés égrainant leurs notes au rythme des coups de boutoir du "vieux Platon" s'acharnant sur quelque éphèbe. Il faudrait être un expert dans le domaine pour analyser les conséquences de la "révolution" que vous mentionnez, ce que je suis loin d'être.

    Et pour le problème de "la réactivité émotionnelle" dont vous parlez, effectivement c'est bien parti pour être "irréversible", cela allant de pair avec la féminisation de la société qui ne cesse de s'accentuer !

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    1. Ah, merci, cher Marginal. Eh oui, qu’est-ce que vous voulez, je sais bien que le blog est une activité un peu vaine, mais disons que ça fait partie de mon équilibre, depuis le temps… Et c’est l’occasion pour moi d’avoir le privilège de lire vos vues non-consensuelles sur un tas de sujet. La conformisation fait de tels progrès dans les esprits que c’est une vraie bouffée d’air.

      Oui, il était assez pénible en fin de compte ce Beau is afraid. C’est ça, vous avez tout dit, il semble qu’Ari Aster ne savait plus trop quoi faire de cette histoire, le manque de cohérence et de ligne narrative se fait cruellement sentir au bout du compte. J’ai l’impression que c’est le cas avec pas mal de films contemporains qui commencent bien et qui finissent « en eau de boudin ». Le jeune Aster a peut-être présumé de ses forces sur ce coup-là. Même le légendaire Kubrick prenait presque toujours des co-scénaristes sur ses films, je pense que ça aurait pu l’aider, le cadrer un peu, je ne sais pas s’il avait les épaules et le bagage intellectuel suffisant pour porter seul un film de cette ampleur…

      Ah oui, certes, la musique a toujours existé. Je ne suis pas expert non plus, mais disons qu’elle a joué un très grand rôle dans la vie de Nietzsche, et que ça se sent dans sa pensée. Il y aurait une distinction à faire entre pensées « visuelles » et pensées « auditives ». Spinoza œuvrait dans le domaine de l’optique, et il y a un fort tropisme de la philosophie vers le visuel, aux dépens de l’auditif. Je ne suis pas le premier à le dire d’ailleurs.

      Vous me faites marrer quant à l’évolution vers « l’émotionnel » de nos sociétés, et à ses causes. Je ne saurais vous contredire d’ailleurs… Les médias jouent un rôle dans cette dérive, Sarko était « une bête de télé », si les électeurs avaient juste dû lire les programmes et les professions de foi je gage que le résultat n’aurait pas été le même en 2007, comme à la plupart des élections d’ailleurs. Et plus je vieillis plus ça me saute aux yeux… J’étais bien naïf à vingt-cinq ans !

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  2. Bonjour cher Laconique. Cela fait quelque mois qu'on ne vous avait plus lu, je commençais à être inquiet !

    Je vous invite à éviter les grandes généralisations dogmatiques (du genre l"esprit anglo-saxon libéral anti-métaphysique...), qui sont très hasardeuses en histoire des idées. Il y a eu des courants anglo-saxons portés sur la métaphysique, par exemple l'idéalisme victorien (avec des néo-hégéliens)...

    En revanche votre remarque sur le "tropisme visuel" de la tradition philosophique est très juste, c'est un sujet sur lequel je publierais dans un ou deux mois (je me coltine de la phénoménologie dans la perspective de l'agrégation en ce moment...).

    Oh, sinon, je voulais vous dire que mon premier livre a été publié ! :) ça pourrait vous intéresser ;)

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    1. Bonjour, cher Johnathan Razorback. Cela me fait plaisir de vous voir ici, merci à vous d’être passé. Oui, j’ai fait une pause d’internet durant quelques mois, suite à un événement survenu dans ma vie personnelle. Mais je suis de retour, pour de bon (j’espère !). J’ai vu que vous n’avez pas été inactif sur L’Élan prométhéen, je viendrai vous rendre une petite visite prochainement.

      Vous avez sans doute raison en ce qui concerne l’esprit anglo-saxon et la métaphysique. Je vous avoue que je ne connaissais pas du tout l’« idéalisme britannique ». Mais factuellement je pense que les deux tendances intellectuelles que j’oppose sont bien identifiables malgré tout. Il est toujours « hasardeux » d’émettre des généralisations en histoire des idées, j’en ai bien conscience, mais il faut bien le faire de temps en temps, sinon on ne peut plus rien dire...

      Toutes mes félicitations pour votre livre ! Cela me fait vraiment plaisir. Et je ne suis pas surpris. Il y en aura certainement d’autres. J’ai regardé la vidéo, vous traitez le sujet avec l’aisance, la minutie et la hauteur de vues que l’on vous connaît. Il y a sans nul doute un lien particulier entre Nietzsche et la France, lien créé par Nietzsche lui-même dans son œuvre, vous le dites bien, et c’est un sujet très intéressant. Je vais regarder l’ouvrage et je vais essayer d’en faire une recension ici même dans les mois qui viennent. C’est un site confidentiel, mais compte tenu du sujet c’est la moindre des choses.

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    2. Merci ! C'est très encourageant pour moi, et je compte bien continuer à écrire ! ;)

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