27 août 2025

Trois grands romans : III. Philip K. Dick : SIVA

« Le monde phénoménal n’existe pas : c’est une hypostase de l’information traitée par l’Esprit. »

Mon ami regarda sa montre.
« Il se fait tard, me dit-il. Je t’ai pourtant promis de te parler de trois grands romans qui m’ont marqué. Il est temps de passer au troisième. Il s’agit de SIVA (VALIS en anglais) de Philip K. Dick. C’est un des derniers romans de Dick, écrit en 1978 et publié en 1981, un an avant sa mort. SIVA est l’acronyme de "Système Intelligent Vivant et Agissant". Il s’agit d’un roman de science-fiction, mais aussi d’un texte autobiographique, et d’un essai théologico-philosophique. C’est en réalité un texte d’une ambition immense, et Dick aurait déclaré, après l’avoir remis à son éditeur : "Mon travail est terminé".
« Tout part d’un événement réel. En mars 1974, après l’extraction d’une dent de sagesse, Dick souffre le martyre, à s’en taper la tête contre les murs. Il demande à sa femme (sa troisième) de téléphoner à la pharmacie pour lui faire livrer un calmant. On sonne, il va ouvrir et tombe sur la livreuse, une jeune femme brune avec un pendentif autour du cou. Dick, à moitié délirant, lui demande ce que représente le pendentif. Celle-ci lui répond que c’est un poisson vu de profil, "un symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens". Alors le temps s’arrête. Dick se retrouve brusquement plongé en l’an 70 de notre ère, à Rome, parmi les premiers chrétiens. La vision ne dure que le temps d’un flash, mais dans les semaines qui suivent des phénomènes étranges se produisent. La radio se met à proférer des phrases bizarres. Il devient capable de comprendre le grec de l’Antiquité. Il communique avec un mystérieux Thomas, son double de l’époque apostolique. Il voit régulièrement un rayon de lumière rose qui lui injecte des informations dans le cerveau. Ce rayon de lumière lui apprend des choses vraies et impossibles à deviner, comme la maladie congénitale de son fils, traitée à temps grâce à cela. Dick apprend également que le vrai temps s’est arrêté en l’an 70 et n’a repris qu’en mars 1974. Tout l’intervalle entre les deux dates n’est que du faux temps, une interpolation imaginaire créée par un esprit malin. Le délire dure des semaines et Dick se met à rédiger fiévreusement des notes, huit mille pages de notes, auxquelles il donne le titre d’Exégèse (ouvrage publié pour la première fois en français, en deux tomes, il y a une dizaine d’années).
« SIVA est le fruit direct de ces événements. C’est Dieu qui parle dans ce livre. À travers les épisodes de la vie de Dick, ses addictions à la drogue, son divorce, la mort de deux de ses amies, ses tentatives de suicide, ses internements dans des établissements psychiatriques, à travers tout cela Dick consigne ce qui lui a été révélé quant à l’origine de l’univers. À l’origine, l’Un donna naissance à deux jumeaux. Mais l’un des jumeaux, né prématurément, a projeté un univers holographique défectueux, marqué par l’entropie, la souffrance et la mort. C’est l’univers que nous habitons. Le jumeau sain s’est efforcé dès lors d’injecter dans cet hyperunivers malade le soin adéquat, afin de le guérir. Ce fut le Christ, puis le rayon de lumière rose.
« Je vois que tu lèves les yeux au ciel. Il est tard et nous allons nous séparer. Mais je ne pouvais pas te laisser repartir sans te parler de SIVA. C’est un roman extraordinaire, marqué par une angoisse métaphysique bouleversante, un sentiment poignant de la finitude, une urgence vitale de salut universel. Dick sait qu’il va mourir, la mort est partout autour de lui, mais il a vu Dieu, Dieu lui parle, et il sait qu’Il va venir, de façon imminente. "Il est quelque part. Je le sais. Je n’abandonnerai jamais." Et SIVA est le recueil de tout cela. Il y est question de maladie mentale, de jeunes filles suicidaires, de la Californie des années soixante-dix, d’un groupe de rock qui fait un film cryptique, d’une petite fille (Sophia) qui est l’incarnation de la sagesse divine, du troisième œil, des gnostiques, de Parménide, de Schopenhauer, de Wagner. C’est un roman total, ultime, dans lequel les frontières entre les genres sont complètement abolies. Mais le propos n’est pas du tout confus, pas du tout nébuleux. Dick a conservé une capacité d’auto-analyse, une lucidité complètes, et un sens de la narration affûté par les dizaines de romans qu’il a écrits avant celui-là.
« Dick ne mourra pas tout de suite. Il écrira encore deux chefs-d’œuvre, L’Invasion divine, peut-être le plus grand roman théologique jamais écrit, et La Transmigration de Timothy Archer, un chef-d’œuvre d’intelligence et d’ironie amère. Mais de toute façon tout était déjà dans SIVA : "La Déité-Apollon est sur le point de revenir. La Sophia va renaître, elle n’était pas propice jusqu’à présent. Le Bouddha est dans le parc. Siddharta est endormi (mais va bientôt se réveiller). Le temps que tu espérais est venu." »

13 août 2025

Trois grands romans : II. Stephen King : Simetierre



« En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée. Belle, noire, avec un beau lustre morbide.  »

« Le second roman qui m’a marqué à vie, c’est Simetierre, de Stephen King. Si tu t’intéresses un peu aux romans de Stephen King, tu verras qu’il s’est développé une aura tout à fait particulière autour de ce roman. Sur les forums, sur les sites de vente en ligne, il a des fans indéfectibles, qui le considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de King, qui n’imaginent même pas qu’un autre titre puisse entrer en concurrence avec lui. Et ce qui est toujours associé à Simetierre, c’est une noirceur absolue, le plus noir de tous les romans de Stephen King. Les deux vont ensemble : la noirceur et la fascination.
« Et ce qui est amusant, c’est que c’est précisément le sujet du livre : le lieu maléfique, qui attire dans la proportion même où il est néfaste. King a mis le doigt sur une tendance très profonde et souvent cachée de la nature humaine : la fascination de l’abîme, l’impossibilité de s’arrêter une fois que l’on a descendu d’une marche vers les ténèbres, la volonté au contraire d’accélérer le mouvement. Ce sentiment est rendu de manière viscérale dans la plupart des grands écrits de King, qui luttait lui-même à l’époque contre des addictions diverses (alcool, drogues). Le lecteur s’identifie à Louis Creed, le personnage principal : il veut franchir la limite, voir ce qu'il y a derrière, quel que soit le prix à payer. On sent l’influence de Lovecraft dans ce lieu maudit : un endroit d’une antiquité immémoriale, préhumaine, habité par des forces quasi originelles et pour lesquelles l’histoire humaine n’est qu’une péripétie sans conséquences. King a situé ce lieu dans les bois, un endroit hautement symbolique, à la fois familier et mystérieux. Et ce "simetierre" agit comme une "matrice à histoires" : à travers lui c'est tout le passé de la ville de Ludlow qui se raconte de génération en génération.
« Comme toujours avec King, sa grande force réside dans la proximité qu’il arrive à établir avec les vies mêmes de ses lecteurs. Quiconque a perdu un animal de compagnie sait que c’est là une occasion de toucher la mort du doigt, avec tout ce qu’elle inspire de sentiments troubles, de tristesse, de remords d’une certaine façon. Aussi King n’a-t-il aucune difficulté à entraîner son lecteur dans son périple à partir d’un incident aussi banal que la mort d’un chat. Oui, à partir de là, le lecteur se dit : « Je suis passé par là, je suis prêt à te suivre. » Et pour un périple, c’est un sacré périple, on peut dire que le lecteur est servi. Le vrai sujet du roman, comme tous dans les classiques de Stephen King, ce n’est d’ailleurs pas tant le surnaturel que la force des liens familiaux, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont ces liens, que nous connaissons tous, liens à la fois doux et insupportables, qui font vivre ses personnages, qui les font agir, et qui finalement les entraînent à leur perte. Comment ne pas être pris dans les rets d’un roman qui nous atteint ainsi au plus intime de nos vies ? Oui, dès la première page, dès la première ligne, on est embarqué, ce roman est une spirale dont il est impossible de s’extraire jusqu’à sa fin glaçante. (Je me souviens du soir où j’ai lu la dernière page. Je devais avoir douze ans. Je me souviens du lieu où je me trouvais. Je me souviens de tout ce qui m’entourait alors, comme si une poinçonneuse glaciale avait enfoncé cette terreur électrique jusqu’au plus profond de mon cerveau.)
« Le roman n’est pas parfait, non. Il y a des longueurs, beaucoup de longueurs, mais c’est le parti qu’a choisi King, et c’est un pari gagnant. Plutôt que de représenter une succession de scènes horrifiques, il a préféré mettre en place une ambiance particulière, pesante, lourde de craintes familiales et de menaces surnaturelles. Les quatre cinquièmes du roman ne sont au fond qu’une longue exposition, l’horreur proprement dite est concentrée sur quelques dizaines de pages au plus, mais c’est ce qui fait la force du livre : cette espèce d’émanation continue du mal qui rode sans frapper, qui imprègne tout, qui attend son heure avec la patience des puissances immémoriales.
« Simetierre est un grand roman, un classique à tous égards. Il est mené du début à son terme avec un savoir-faire, une dextérité hors pair. L’expérience qu’il procure représente la quintessence de la puissance de la littérature, une expérience de la durée qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. C’est un classique de la littérature fantastique, qui repousse les limites de ce que l’on croyait pouvoir imaginer en termes de tristesse, de douleur, de peur, de noirceur et d’horreur absolue. »