
« En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée. Belle, noire, avec un beau lustre morbide. »
« Le second roman qui m’a marqué à vie, c’est Simetierre, de Stephen King. Si tu t’intéresses un peu aux romans de Stephen King, tu verras qu’il s’est développé une aura tout à fait particulière autour de ce roman. Sur les forums, sur les sites de vente en ligne, il a des fans indéfectibles, qui le considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de King, qui n’imaginent même pas qu’un autre titre puisse entrer en concurrence avec lui. Et ce qui est toujours associé à Simetierre, c’est une noirceur absolue, le plus noir de tous les romans de Stephen King. Les deux vont ensemble : la noirceur et la fascination.
« Et ce qui est amusant, c’est que c’est précisément le sujet du livre : le lieu maléfique, qui attire dans la proportion même où il est néfaste. King a mis le doigt sur une tendance très profonde et souvent cachée de la nature humaine : la fascination de l’abîme, l’impossibilité de s’arrêter une fois que l’on a descendu d’une marche vers les ténèbres, la volonté au contraire d’accélérer le mouvement. Ce sentiment est rendu de manière viscérale dans la plupart des grands écrits de King, qui luttait lui-même à l’époque contre des addictions diverses (alcool, drogues). Le lecteur s’identifie à Louis Creed, le personnage principal : il veut franchir la limite, voir ce qu'il y a derrière, quel que soit le prix à payer. On sent l’influence de Lovecraft dans ce lieu maudit : un endroit d’une antiquité immémoriale, préhumaine, habité par des forces quasi originelles et pour lesquelles l’histoire humaine n’est qu’une péripétie sans conséquences. Il a situé ce lieu dans les bois, un endroit hautement symbolique, à la fois familier et mystérieux. Et ce "simetierre" agit comme une "matrice à histoires" : à travers lui c'est tout le passé de la ville de Ludlow qui se raconte de génération en génération.
« Comme toujours avec King, sa grande force réside dans la proximité qu’il arrive à établir avec les vies mêmes de ses lecteurs. Quiconque a perdu un animal de compagnie sait que c’est là une occasion de toucher la mort du doigt, avec tout ce qu’elle inspire de sentiments troubles, de tristesse, de remords d’une certaine façon. Aussi King n’a-t-il aucune difficulté à entraîner son lecteur dans son périple à partir d’un incident aussi banal que la mort d’un chat. Oui, à partir de là, le lecteur se dit : « Je suis passé par là, je suis prêt à te suivre. » Et pour un périple, c’est un sacré périple, on peut dire que le lecteur est servi. Le vrai sujet du roman, comme tous dans les classiques de Stephen King, ce n’est d’ailleurs pas tant le surnaturel que la force des liens familiaux, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont ces liens, que nous connaissons tous, liens à la fois doux et insupportables, qui font vivre ses personnages, qui les font agir, et qui finalement les entraînent à leur perte. Comment ne pas être pris dans les rets d’un roman qui nous atteint ainsi au plus intime de nos vies ? Oui, dès la première page, dès la première ligne, on est embarqué, ce roman est une spirale dont il est impossible de s’extraire jusqu’à sa fin glaçante. (Je me souviens du soir où j’ai lu la dernière page. Je devais avoir douze ans. Je me souviens du lieu où je me trouvais. Je me souviens de tout ce qui m’entourait alors, comme si une poinçonneuse glaciale avait enfoncé cette terreur électrique jusqu’au plus profond de mon cerveau.)
« Le roman n’est pas parfait, non. Il y a des longueurs, beaucoup de longueurs, mais c’est le parti qu’a choisi King, et c’est un pari gagnant. Plutôt que de représenter une succession de scènes horrifiques, il a préféré mettre en place une ambiance particulière, pesante, lourde de craintes familiales et de menaces surnaturelles. Les quatre cinquièmes du roman ne sont au fond qu’une longue exposition, l’horreur proprement dite est concentrée sur quelques dizaines de pages au plus, mais c’est ce qui fait la force du livre : cette espèce d’émanation continue du mal qui rode sans frapper, qui imprègne tout, qui attend son heure avec la patience des puissances immémoriales.
« Simetierre est un grand roman, un classique à tous égards. Il est mené du début à son terme avec un savoir-faire, une dextérité hors pair. L’expérience qu’il procure représente la quintessence de la puissance de la littérature, une expérience de la durée qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. C’est un classique de la littérature fantastique, qui repousse les limites de ce que l’on croyait pouvoir imaginer en termes de tristesse, de douleur, de peur, de noirceur et d’horreur absolue. »