Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« As-tu remarqué l'analogie entre La Walkyrie de Richard Wagner et Terminator de James Cameron ? me demanda-t-il. Il s’agit dans les deux cas d’une histoire d’amour destinée à engendrer un sauveur. Et dans les deux cas il s’agit d’un amour impossible : Kyle Reese doit traverser le temps pour rejoindre Sarah, et Sigmund doit braver l’interdit de l’inceste pour rejoindre Sieglinde. Ces histoires atteignent ainsi une intensité hyperbolique : le thème de l’amour rejoint celui de l'ultime transgression et du salut de l’humanité. C’est pour cette raison, sans doute, que Terminator est le plus grand film jamais réalisé, et La Walkyrie le plus grand opéra de tous les temps. À titre personnel, je suis davantage touché par La Walkyrie, qui est bien entendu plus riche de nuances, plus évocatrice et plus sublime que Terminator. D’ailleurs Wagner est un monde en soi. C’est sans doute le seul compositeur dont on puisse dire cela. C’est une réalité parallèle, sans aucun point de contact avec la réalité quotidienne, et c’est pourquoi il peut rendre fou. Il a rendu fous Nietzsche, Louis II de Bavière, Hitler, tant d’autres. Ses opéras que je préfère sont – outre La Walkyrie bien sûr – Tannhäuser, grandiose et très accessible, et Parsifal, œuvre ultime d’un compositeur un peu diminué, mais mystérieuse, mystique, qui appartient vraiment à un autre monde. Bien sûr L’Or du Rhin est magnifique, il nous fait entrer de plain-pied dans la magie wagnérienne. J’ai appris à apprécier Siegfried, qui est d’une belle tenue. En revanche j’ai toujours du mal avec Le Crépuscule des dieux, je ne suis pas touché, je vais être sévère mais j’ai tendance à n’y voir qu’un long « patchwork » de ce qu’on trouve déjà dans les premiers épisodes de la Tétralogie. Je n’ai jamais été conquis par Tristan non plus : l’amour seul, dépourvu de l’élément héroïque ou mystique, me semble être un thème un peu trivial, bourgeois même, comme l’avait malicieusement noté Nietzsche. Au fond ce qui me plaît le plus dans Tristan et Isolde, ce sont les œuvres qui en sont dérivées : les superbes Wesendonk Lieder, ou même le Vertigo d’Hitchcock.
– Et Richard Strauss ? lui demandai-je.
– J’aime beaucoup Salomé et Elektra. Après c’est du néoclassicisme, cela n’a pas beaucoup d’intérêt pour moi.
– Tu n’aimes pas Arabella ?
– Mais pas vraiment, non. Je vais te faire un aveu : je déteste Le Chevalier à la rose. D’habitude je suis bon public, je ne m’ennuie pas en écoutant des opéras, j’ai une âme naturellement contemplative et portée vers l’esthétique. Mais Le Chevalier à la rose est le seul opéra dont je me souvienne en présence duquel j’ai éprouvé de l’ennui allant presque jusqu’au malaise. Pour moi c’est une espèce de monstre : c’est un faux dix-huitième siècle, c’est du faux Mozart, comme s’il était possible d’imiter Mozart en 1911 ! C’est vraiment la marque d’un art et d’une civilisation à bout de souffle, qui n’ont plus rien à offrir. La grande purge de la Première Guerre mondiale n’est pas loin, avec le cubisme, le surréalisme. Entends-moi bien : je n’ai rien contre le néoclassicisme en architecture ou en peinture, au contraire. Mais en musique c’est impossible. C’est pourquoi après Elektra je ne peux plus écouter Strauss. Salomé et Elektra font partie de l’histoire de la musique, Strauss était encore dans le sens de l’histoire à cette époque, en 1909. Mais après non, après c’est quelque chose de trop raffiné pour signifier encore quelque chose, après c’est de la décadence bourgeoise portée à l’excès, renfermée sur elle-même. Et cela tient vraiment à l’esthétique néoclassique, nullement au talent de Strauss, qui est incontestable : les Vier lezte Lieder, sur des poèmes de Hermann Hesse par exemple, sont magnifiques, sublimes, sans doute le plus beau testament musical jamais composé.
– En somme tu es un avant-gardiste.
– Ma foi oui, il semble bien. Je ne m’ennuie jamais en écoutant Schönberg par exemple. Pourtant c’est très austère, il n’y a aucune narration, c’est du dodécaphonisme, de la théorie mise en musique, l’essence de l’avant-garde juive du vingtième siècle. Eh bien je trouve cela passionnant, je pourrais écouter cela pendant des heures. C’est que les transgressions de Schönberg à l’égard de la tonalité s’inscrivent encore, même si c’est pour la contester, dans la grande tradition de la musique occidentale. C’est une musique chargée de toute l’histoire de la tonalité depuis Bach, comme la peinture de Picasso est chargée de toute l’histoire de la perspective depuis Velasquez. Mais vouloir revenir en arrière, en art, cela me semble impossible. C’est même profondément réactionnaire : peindre les états d’âme de duchesses en 1933, en ignorant le tragique de l’histoire de l’époque, cela me gêne. L’art n’est pas coupé du monde, il est au contraire un moyen plus authentique d’entrer en contact avec la réalité du monde.
– Donc tu te contredis : tu admires Wagner qui crée une réalité alternative, et tu critiques Strauss qui fait la même chose.
– Mais 1882 n’est pas 1932 ! Et Siegfried n'est pas Arabella ! Du reste nous avons trop parlé. La Bible loue ceux qui savent tenir leur langue. Si tu le veux bien, nous allons nous séparer à présent. »