17 décembre 2014

Réflexions sur Jacques Attali


        Je lis de-ci de-là des extraits du nouveau livre de Jacques Attali, Devenir soi. Je relève les phrases suivantes : « Le Mal semble partout l’emporter », « L’État ne peut rien », « Dans un monde aujourd’hui insupportable et qui, bientôt, le sera bien plus encore, il est temps pour chacun de se prendre en main, sans attendre indéfiniment des solutions miraculeuses », etc. À la lecture de ces phrases, je sens s’élever au fond de moi un sentiment intense de haine et de dégoût. Je n’en suis pas fier. Je le sens qui tourbillonne en moi.
        Pourquoi une réaction aussi violente de ma part ? C’est parce qu’en lisant de telles phrases, je perçois le regard que la postérité portera sur Jacques Attali : elle le regardera comme un damné, coupable du pire aveuglement, coupable d’avoir contribué à nous pousser dans le gouffre. Une seule phrase eût suffi, en 2007, à la rigueur en 2012, pour sauver la mémoire de Jacques Attali. Cette phrase c'est : « J’appelle à voter pour François Bayrou. » Mais cette phrase, il ne l’a pas prononcée. Il a suivi la pente commune, il a regardé sans indignation le pays passer aux mains des escrocs et des incapables, des veules et des menteurs. Et maintenant, il vient écrire un livre pour nous dire de ne plus compter sur la République et de nous convertir au bouddhisme. C’est ignoble. C’est ajouter le renoncement à l’erreur tragique qui a été commise.
        Dans deux cents ans je serai mort. Je serai dans ma tombe. Mais dans ma tombe je serai content, je serai pur, car je n’aurai pas glissé comme les autres, j’aurai gardé les yeux ouverts, j’aurai senti venir la tempête et tenté, de toutes mes forces, de l’empêcher. J’aurai eu raison.

19 novembre 2014

Rousseau et la vertu

      
       Je relis le début de La Nouvelle Héloïse. Pour vanter les bienfaits de la continence, Julie écrit à son amant : « Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur. » C’est parfaitement clair et suffisant, mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « … et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel même. » Il y a là tout Rousseau. Faire le bien ne lui suffit pas, il faut que les bonnes actions aient autant de délices que le fruit défendu lui-même. Il n’a jamais pu assumer l’austérité de la vertu. Il voulait être à la fois Caton et Pétrarque. Ou plutôt, il était tiraillé entre ce qu’il voulait être – un sévère législateur – et ce qu’il était vraiment : un enchanteur du verbe, un musicien virtuose de toutes les cordes du sentiment humain. C’est ce conflit jamais résolu qui fait tout l’intérêt de son œuvre, cette tension entre son admiration pour l’Antiquité et son adhésion profonde à la sensibilité de son époque.
       Le paradoxe de Rousseau, c’est qu’il n’a fait que prêcher la vertu, et que son œuvre n’incite au fond qu’à s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Car, en fin de compte, qu’est-ce que la vertu ? C’est une chose très simple : c’est ce qui permet à l’homme d’avancer droit dans la vie, sans se trouver englué dans la poix du vice et de la cupidité. Il n’y a là nulle suavité, nulle saveur. Or, la grande thèse de Rousseau, c’est que l’on trouve à pratiquer la vertu autant de plaisir, plus de plaisir même, qu’à se livrer aux appétits et aux voluptés coupables. Il ne se rend pas compte qu’en liant la morale au bonheur, c’est le fondement même de la morale qu’il sape. Voilà pourquoi Rousseau n’est pas un guide, un philosophe au sens premier du terme. La portée réellement pratique de ses ouvrages est à peu près nulle. Il ne sort jamais du registre de l’utopie. Que reste-t-il de son œuvre dans ce cas ? Il en reste le plaisir du texte, l’originalité radicale d’un auteur qui a su transférer tous les charmes de l’amour et de la jouissance dans le domaine des grands et des nobles sentiments. Ce qui n’est déjà pas si mal.

22 octobre 2014

La Voie du ciel


    Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu.

                                                            André Gide, Les Nourritures terrestres
 

    Quelle chose complexe que la destinée humaine ! C’est le nœud gordien, le labyrinthe aux mille détours… Le fil d’Ariane existe, mais qu’il est austère, et qu’il est tentant de s’en écarter, au risque de s’égarer sans recours !
    Il semble que la subjectivité humaine, lorsqu’elle se trouve libre et inoccupée, ressente l’invincible besoin de s’orienter vers un objet matériel. Un idéal abstrait ne peut lui suffire, il faut qu’elle l’incarne, qu’elle lui donne une réalité tangible. Toutes les portes du ciel se ferment alors, et l’on tombe dans la prosaïque et aliénante causalité matérielle. Or ce n’est que lorsque toutes les voies du monde sont bouchées que la Voie du ciel peut s’ouvrir…
    Cette ferveur que je sens en moi, comment s’exprimera-t-elle ? Où me mènera-t-elle ? Éternel problème ! Éternelle épreuve ! Éternel chemin !

24 septembre 2014

Le cœur des ténèbres


                                                    Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres.
                                                                                                    
                                                                                               Charles Baudelaire

      Et voilà. Nous y sommes. Maintenant, malheureusement, les choses sérieuses vont commencer. L’infinie connerie que les électeurs français ont manifestée lors des deux dernières élections présidentielles en réussissant à ne pas voter pour le seul candidat sérieux va bientôt trouver son juste châtiment. Nous pénétrons finalement dans la zone des turbulences. La prophétie s’est accomplie, et le mal est revenu au premier plan de la scène. Le temps des effondrements s’est amorcé. La Cinquième République vit ses dernières heures.
      Nous entrons dans les ténèbres. Nous entrons dans le chaos. La justice divine est infaillible.
      Et pourtant, au sein de cet océan de désolation, deux lueurs résistent. Un homme et une femme opposeront leur droiture et leur courage aux torrents de l’anéantissement. Ils sauveront la France. Ils gouverneront. Je n’écrirai pas leurs noms ici, car que m’importe, dans six mois, dans un an, d’avoir eu raison avant les autres ?
       Ô inflexible destinée, que tes coups sont durs, mais qu’ils sont justes !

30 août 2014

Roman et misanthropie


      Lu La Valse aux adieux de Milan Kundera. Il semble qu’une certaine misanthropie soit consubstantielle au genre romanesque. Le romancier considère l’humanité de haut, comme un biologiste se penche sur des insectes. C’est là la formule du naturalisme, de Proust qui dissèque les ridicules du faubourg Saint-Germain, de Houellebecq dans ses meilleurs ouvrages. Le romancier est lucide, il est donc pessimiste.
      Je ne vois qu’un seul grand romancier qui fasse exception à la règle, c’est Dostoïevski. Dostoïevski opère un renversement de perspective : il ne considère pas le monde objectivement, il part de la subjectivité de chaque personnage. Voilà pourquoi il n’y a pas de vrai méchant, de personnage complètement antipathique chez lui : même les pires scélérats ont leurs bons côtés, leurs idéaux, leurs raisons d’agir qu’ils s'imaginent nobles et supérieures. La racine d’une telle vision du monde, c’est l’humilité. Dostoïevski ne se figurait pas valoir mieux que les bagnards qu’il avait fréquentés en Sibérie. Il avait compris que l’humanité était une, et la compassion avait remplacé chez lui le dédain et la répulsion. Conversion remarquable, dont on ne sait si c’est à la morale ou à la littérature qu’elle a été le plus profitable !

Jean Cocteau : La Machine infernale


      Lu La Machine infernale de Jean Cocteau. Lecture agréable, malgré un troisième acte un peu bavard et un quatrième un peu expéditif. Œuvre d’un authentique poète, bien moins artificielle que les pièces de Giraudoux. Mais moins de contenu que dans l’Œdipe de Gide. L’effet scénique, dramatique, prime sur les autres considérations, et il faut reconnaître que Cocteau est très doué dans ce domaine. Et il y a toujours la même distinction que j’avais appréciée dans La Difficulté d’être, pas la moindre faute de goût, malgré un sujet pourtant particulièrement scabreux. Étonnant que Gide n’en parle pas dans son Journal, alors que tous deux ont traité un sujet similaire. Je soupçonne Gide d’avoir été un peu condescendant à l’égard de Cocteau. Comme l’a écrit Mauriac, les défauts et les excès de la personnalité de Cocteau ont sans doute nui à une juste appréciation de ses œuvres de la part de ses contemporains.

30 juillet 2014

Jean Cocteau : La Difficulté d'être


       Lu La Difficulté d’être de Jean Cocteau, avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Frappé par la distinction qui émane de ces pages. Cocteau appartient à un autre âge, un âge où les hommes de lettres s’engonçaient dans un costume prestigieux et rutilant et ne le quittaient plus, où chaque phrase, chaque mot, chaque parole portait la marque d'un engagement sans limite au service de leur idéal. Le masque ne tombait jamais, et ils finissaient par se confondre avec leur masque.
       Comme tous les textes autobiographiques, cette Difficulté d’être donne énormé- ment à réfléchir. Il s’en dégage une souffrance intense, permanente, à la fois physique et morale. « J’ai traversé des périodes tellement insupportables que la mort me semblait quelque chose de délicieux. » Et la source du problème est facile à déceler. Il y a une faculté qui est à peu près complètement ignorée par Cocteau, c’est la raison. La beauté l’intéresse, l'émotion l’intéresse, la poésie l’intéresse plus que tout, mais la raison ne l’intéresse pas. Et l’on s’aperçoit que l’on peut bénéficier d’une existence entière au milieu des fées, passer sa vie à peindre, à faire du théâtre et du cinéma, entouré d’actrices, de danseurs et de tout ce que la société compte de plus charmant, sans y trouver pour autant le bonheur, ni l’apaisement. Le grave Zénon de Citium, assis sur sa pierre avec pour seules compagnes sa tempérance et sa vertu, est en fin de compte plus heureux. Ah ! froide raison, austère raison, ennuyeuse raison, ne nous écartons jamais de toi !

9 juillet 2014

L'éternelle victoire du principe spirituel


      Quelle chose simple que la vie ! Plus je vieillis et plus je la comprends. Sa mécanique m’apparaît avec la clarté d’un rayon de soleil après l’orage. Il n’y a au fond dans l’existence que deux principes, lesquels se livrent une guerre perpétuelle. Il y a le principe spirituel, l’esprit, la loi, la justice. Et il y a le principe matériel, la matière, la passion, le plaisir. Et la scène du monde ne fait que représenter l’éternelle victoire de l’un sur l’autre.
      Les spirituels Grecs ont vaincu les Perses voluptueux.
      L’austère Rome a vaincu l’opulente Carthage.
      La Bible a vaincu le paganisme.
      Le Nord abolitionniste a vaincu le Sud esclavagiste
     La balance penche toujours du même côté. Toujours l’esprit triomphe de la matière. Engageons-nous donc résolument dans cette voie, et recueillons sur notre front les lauriers de Minerve.
        Quelle chose simple que la vie ! Plus je vieillis et plus je la comprends.

11 juin 2014

Mallarmé et la poésie


      Parcouru avec une certaine tristesse la préface d’Yves Bonnefoy aux Poésies de Mallarmé. Décidément ce vingtième siècle sera passé à côté de la littérature, et se sera enferré dans la glose prétentieuse et inutile. Il me semble que le meilleur moyen de définir la poésie de Mallarmé, ce n’est pas de s’interroger sur ses supposées idées métaphysiques, mais de décrire tout simplement ce qui fait que l’on éprouve du plaisir à le lire. Les choses, alors, s’éclairent tout naturellement.
       La poésie de Mallarmé, comme toute poésie, est faite de l’alliance de trois éléments :
     – Le vocabulaire. Le vocabulaire de Mallarmé est splendide, d’une richesse et d’une précision sans égales. Chaque mot rayonne de sa lumière propre et propage ses ondes à travers tout le poème. Chaque poème engendre son propre vocabulaire, et très peu de termes sont repris d’une  pièce à l’autre  (on  peut  toutefois  penser à « hiver », « solitude », « astre »).
     – La syntaxe. La syntaxe de Mallarmé, comme celle de Racine, Hugo et Baudelaire, et à l’inverse de celle de Verlaine ou de Rimbaud, vise une chose avant tout : la fluidité. Même dans ses derniers poèmes, et alors que la densité confine parfois à l’hermétisme, la phrase coule d’un vers à l’autre, aisément, sans accroc.
      – La science du vers et de la rime. Mallarmé a poussé jusqu’à son terme l’évolution qui consiste à faire du vers l’unité de base de la poésie. Certains de ses vers sont si pleins, si majestueux, si rutilants de feux divers, qu’on peut les apprécier indépendamment de ce qui les entoure. Quant à la rime, elle est savante et variée, tantôt compacte et mate comme un minéral, tantôt languide et prolongée.
     C’est la réunion de ces trois éléments, un vocabulaire recherché, une syntaxe harmonieuse et un art souverain du vers et de la rime, qui est à l’origine de la beauté des poèmes de Mallarmé. Plus il évoluera, plus il tendra vers une poésie purement verbale. Les mots seuls demeureront, et la magie de leurs combinaisons mystérieuses. Est-il donc si compliqué de le dire ?

21 mai 2014

Le génie du symbolisme



       Si je devais définir le symbolisme en un mot, je dirais : solitude. Il suffit d’ouvrir un ouvrage emblématique de cette époque, comme Les Nourritures terrestres d’André Gide, ou les Poésies de Stéphane Mallarmé, pour que cette atmosphère si particulière de recueillement et d’isolement nous saute à la gorge. Jamais la littérature ne s’était autant approchée du mysticisme, de l’Absolu.
       Même Gide, qui écrit pourtant en réaction au milieu symboliste dans lequel il a évolué, en est encore tout imprégné et le restera jusqu’au bout. Il ne réussira jamais vraiment à prendre le monde au sérieux, ni la politique, ni l’Histoire. Quelle est l’expérience humaine ultime, selon Les Nourritures terrestres ? C’est de se réveiller dans un champ, couvert de rosée, de se rouler dans l’herbe et de voir le soleil se lever. Cette plénitude se suffit à elle-même, et n’appelle nul compagnon pour la partager.
       La solitude est le terreau commun à partir duquel toutes ces fleurs symbolistes peuvent s’épanouir. Ce sont des livres qui sont à peine faits pour être lus : Mallarmé, Gide n’auront qu’une poignée de lecteurs pendant des années, pendant des décennies, et leurs textes se déploient dans un silence sidéral, comme si la fin du monde avait déjà eu lieu. L’univers même qu’ils décrivent, dénué de polarité et d’enjeu, s’étiole languissamment vers on ne sait quel idéal. C’est le triomphe du vide, comme si l’extrême jouissance devait être recherchée, non dans la possession, mais dans le dénuement :

       Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
       Trouve en leur docte manque une saveur égale.

23 avril 2014

L'Iliade, manuel de guerre

        S’il  y  a  un  ouvrage  qui  a  la  réputation  d’être  ennuyeux, c’est  bien l’Iliade. « Connais-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » demandait Paul Valéry à André Gide. Et certes, on se demande parfois, en lisant l’Iliade, quel intérêt les Grecs pouvaient trouver à cette suite de combats et de carnages. Tous ces crânes fracassés, ces torses transpercés et ces têtes tranchées peuvent nous sembler aux antipodes de la poésie véritable. Or nous aurions tort de croire que les anciens Grecs jugeaient cette célèbre épopée selon des critères seulement esthétiques. Plutarque nous livre un élément significatif à ce propos. Dans sa Vie d’Alexandre, il nous révèle que celui-ci, qui dormait avec le poème d’Homère sous son oreiller, « considérait l’Iliade comme un viatique pour la valeur guerrière ». Ce que l’Iliade fournissait aux Grecs, c’est l’image constamment répétée de guerriers qui faisaient face à leur destin et bravaient la mort plutôt que de s’enfuir. Les héros d’Homère sont semblables à « des chênes élevés, qui toujours tiennent bon sous le vent et la pluie » (chant XII). Si l’on néglige cela, il est impossible de comprendre les plus belles manifestations de l’héroïsme grec, tel qu’il s’est manifesté à Marathon ou aux Thermopyles. Les Perses étaient plus nombreux, certes ; mais les Grecs avaient dans le cœur les vers d’Homère.
       C’est seulement lorsque l’on prend cette dimension en compte que la grave et triste beauté de l’Iliade apparaît. Mais plutôt que de paraphraser ce qui nous dépasse, taisons-nous et laissons la parole à Sarpédon, le noble Troyen, laissons parvenir jusqu’à nous ces antiques accents proférés par la jeunesse valeureuse et confrontée au tragique de l’existence :
       « Ah ! s’il nous suffisait, mon brave ami, de fuir la bataille aujourd’hui pour n’avoir plus jamais à redouter la mort non plus que la vieillesse, tu ne me verrais pas lutter au premier rang, ni t’envoyer toi-même au combat glorieux. Mais puisqu’en fait, toujours et quoi que nous fassions, les démons du trépas, innombrables, nous guettent et que nul des mortels ne peut leur échapper, allons ! et procurons la gloire à quelqu’un d’autre, ou plutôt gagnons-la, nous, aux dépens d’autrui !... »

2 avril 2014

André Gide : Thésée


      Si je devais désigner mon ouvrage préféré d’André Gide, je citerais sans hésiter son dernier livre : Thésée. Thésée vient combler une lacune qui tourmentait Gide depuis des décennies. Mais le destin, qui récompense toujours les hommes de bien, réservait à André Gide le plus enviable des sorts : celui d’atteindre le port, en pleine conscience, après toute une vie de combats et de tâtonnements.
      La clé de Thésée réside en ceci : Gide était obsédé par la poésie. Seule la poésie l’intéressait. Il connaissait par cœur des centaines de vers, la seule évocation de Hölderlin, de Keats, de Hugo ou de Baudelaire l’électrisait, la lecture de Homère et de Virgile le plongeait dans des transes de « ravissement » (Journal du 1er septembre 1937). Or André Gide n’était pas poète. Il avait renié ses poèmes de jeunesse, Les Poésies d’André Walter, et Les Nourritures terrestres sont à la fois plus et moins que de la poésie. Arrivé au terme de sa course, et se retournant sur son œuvre, André Gide n’avait pas de quoi rougir, certes, mais au fond de lui il savait que la part la plus belle, la plus authentique de son être, ne s’était manifestée que par fragments, disséminés çà et là dans ses récits et son Journal. Or voilà qu’au printemps de l’année 1944, galvanisé par le redressement inespéré de la France, en pleine possession de ses moyens et de sa créativité, toutes les pièces du puzzle se mettent naturellement en place, et Thésée, un projet qu’il caressait depuis plus de trente ans, est achevé « dans un état de ferveur joyeuse » (Journal du 30 avril 1944). Il y est arrivé. Il a su réunir, dans un mince ouvrage de moins de cent pages, les tendances les plus opposées et les plus fondamentales de sa personnalité : le lyrisme d’une part, la lucide et laborieuse victoire sur soi-même de l’autre. Le miracle a eu lieu. André Gide est Thésée, celui qui sort du labyrinthe, qui vainc ses démons et fonde Athènes, la cité des arts et du savoir. Il pouvait désormais se taire et reposer en paix. Sa tâche était remplie.

13 mars 2014

Dostoïevski : L’Éternel Mari



      Lu L’Éternel Mari de Dostoïevski, considéré par André Gide et Henry Miller comme un chef-d’œuvre. Roman purement psychologique, très peu de descriptions, tout se passe dans la tête des personnages. Comme toujours lorsque je lis Dostoïevski, mélange de fascination et de désappointement. Ce que j’apprécie chez lui, c’est son étrangeté, mais ce brouillage constant de tous mes repères esthétiques me cause en même temps un sentiment diffus de frustration, d’insatisfaction. J’avais ressenti la même chose en lisant Les Frères Karamazov. Je crois que je reste indéfectiblement attaché à la logique et à la limpidité que nous avons héritées de la culture gréco-latine, et qui a produit ce qu’il y a de meilleur dans notre littérature : Racine, Voltaire, Stendhal. Ce que nous apprécions dans un livre, dans un film, c’est la précision avec laquelle les enjeux du problème sont posés, et la rigueur avec laquelle ils sont ensuite développés. Andromaque épuise son sujet (la jalousie, l’amour trahi), comme Les Liaisons dangereuses le leur (les méfaits de l’esprit dans les choses du cœur). Chez Dostoïevski, rien de tel. On serait bien en peine de trouver la moindre cohérence chez ses personnages. Leurs actions ne sont pas dictées par des principes, mais par leur état intérieur, lequel change à chaque instant, et passe d’un extrême à l’autre sans la moindre motivation rationnelle. Cet état d’exaltation permanent, pathologique, dans lequel ils baignent tous, est la raison de cette « inconséquence » que Gide avait déjà relevée à leur sujet, et qui donne aux romans de Dostoïevski leur caractère imprévisible et fantasque. Ainsi, l’intrigue chez Dostoïevski n’est nullement le développement d’un thème, elle bifurque sans arrêt et ne laisse pas au lecteur la satisfaction de voir se dérouler de manière implacable ce qui était contenu dans la situation initiale. Non, le hasard intervient à tout moment dans cet Éternel Mari, et la structure du livre, avec sa flopée de nouveaux personnages qui apparaissent aux deux tiers du livre pour disparaître tout aussitôt, n’offre nullement l’image d’un ensemble clos et cohérent à la manière d’une tragédie. La résolution du livre n’est d’ailleurs nullement verbale, tout reste dans l’implicite, et la grande explication que le lecteur attend tout au long du roman entre Veltchaninov et Troussotzky n’aura finalement jamais lieu. De la même façon, dans Les Frères Karamazov, l’explication et la justification du meurtre autour duquel tourne toute l’histoire n’occupe pas plus d’une page, dans un roman qui en fait plus de neuf cents. D’où le désappointement qui me saisit à chaque fois devant tant de promesses non tenues.   
      On peut s’interroger sur l’influence de Dostoïevski sur les lettres françaises. Il y a là quelque chose qui relève un peu de l’oxymore. Cette influence a pourtant été féconde, et je pense en particulier à deux romans : Les Faux-Monnayeurs d’André Gide et La Chute d’Albert Camus. Gide et Camus ont tous deux été fascinés par l’œuvre de Dostoïevski, à laquelle ils ont l’un et l’autre consacré de nombreuses pages (Gide dans son Dostoïevski, Camus dans L’Homme révolté). Or, qu’est-ce que Gide a retenu de Dostoïevski dans ses Faux-Monnayeurs ? La profusion des personnages, les intrigues enchâssées, le thème de la folie, de la misère, du suicide, les épisodes aux marges du fantastique (la lutte avec l’ange), etc. Comment ne pas se dire que, par tout cela, Gide s’est écarté de sa voie propre, et a livré son ouvrage peut-être le plus artificiel, le moins significatif, celui qui, s’il manquait à sa bibliographie, déformerait le moins l’image que nous avons de lui ? Quant à La Chute d’Albert Camus, je l’ai lue il y a bien longtemps, mais j’en garde le souvenir d’un ouvrage brumeux, confus, et pour tout dire assez malsain.
      Je continuerai à lire des romans de Dostoïevski. Il y a chez lui une curiosité pour l’âme humaine, pour les vertiges de la liberté, qui annule et rend dérisoires tous les reproches que l’on pourrait lui faire. Mais je n’en reste pas moins dubitatif quant aux bienfaits de son influence sur les romanciers français. Car si je n’ai aucun mal à citer les dizaines de chefs-d’œuvre que la clarté méditerranéenne a inspirés à la littérature française, je ne vois toujours pas l’incontestable grand roman que nous pourrions devoir à la névrose dostoïevskienne.

12 février 2014

Xun Zi et l'école des lettrés



                                                       
                                                        
      Je ne connais aucune civilisation qui ait voué un culte plus fervent à l’écrit que la civilisation chinoise. Il n’y a guère que les docteurs juifs qui aient manifesté une telle passion pour l’étude de leurs textes sacrés. L’étude, pour le maître chinois, spécialement lorsqu’il appartient à « l’école des lettrés », plus connue en Occident sous le nom de confucianisme, est l’activité humaine par excellence. « L’homme de bien dit : Jamais on ne doit cesser d’étudier. » Ainsi s’ouvre l’ouvrage de Xun zi, célèbre et imposant continuateur de Confucius.
      On ne peut qu’être frappé par la modestie d’une telle démarche. Confucius ne se considérait pas comme le fondateur d’un mouvement de pensée, mais comme un simple imitateur des sages du passé. « Je transmets, et n’invente rien de nouveau, disait-il. J’estime les Anciens et ai foi en eux. » (Entretiens, VII, 1). Et Xun zi fait cet aveu surprenant : « Il m’est arrivé de passer un jour entier plongé dans mes pensées. Cependant, cela n’a jamais valu un seul moment d’étude. » (Xun zi, I, 2). On rechercherait en vain de telles déclarations dans la tradition occidentale. Les dangers de la lecture, le caractère supérieur de toute pensée personnelle sont en effet proclamés par quasiment tous nos philosophes, de Platon à Schopenhauer.
       Lequel vaut le mieux ? Vivre le nez dans les livres, comme Confucius et Xun zi, ou aller se frotter à ses contemporains, comme Socrate, qui y a laissé davantage que quelques plumes ? La vérité est-elle chez les Anciens, ou devons-nous la réinventer à chaque instant ? Voilà un problème difficile, et qui mérite bien que nous y portions toute notre application.

22 janvier 2014

La Vie de Démétrios



        Lu la Vie de Démétrios de Plutarque. Je ne connais rien de plus contrasté que les vies de ces fameux généraux de l’Antiquité grecque, telles que Plutarque nous les a relatées. Les comportements les plus extrêmes, les vicissitudes les plus extraordinaires s’y succèdent à chaque page. Quelle personnalité frappante que ce Démétrios, fils du célèbre général d’Alexandre Antigone, et qui, si industrieux à la guerre, « s’abandonnait en temps de paix à des excès effrénés et profitait de son loisir pour se plonger sans contrainte et jusqu’à satiété dans tous les plaisirs ». Démétrios ne faisait pas les choses à moitié : « Il se donnait tout entier, nous dit Plutarque, tantôt aux voluptés, tantôt aux affaires, sans jamais mélanger les unes et les autres. » Et que penser d’Alcibiade, le célèbre élève de Socrate, à la fois révulsant et irrésistible, lequel, réputé pour ses frasques, « passait les journées entières dans la débauche et les plaisirs les plus criminels », puis, une fois passé dans le camp de Sparte, « se baignait dans l’eau froide, s’accommodait de pain d’orge et de brouet noir ».
       Quelle époque fascinante que cette Antiquité grecque ! Combien toutes les choses semblaient s’y porter naturellement à leur paroxysme ! Combien nous semblons mesquins en comparaison de tels hommes, petits et timorés à la fois dans nos vices et dans nos actions d’éclat ! L’impudence portée à un tel degré d’outrance et affichée avec une telle candeur en acquiert presque le caractère de l’innocence.

8 janvier 2014

2014, le basculement


       Et voilà. Nous y sommes. 2014. Maintenant, malheureusement, les choses sérieuses vont commencer. L’infinie connerie que les électeurs français ont manifestée lors des deux dernières élections présidentielles, en réussissant à ne pas voter pour le seul candidat sérieux, en préférant le théâtre à la politique, en choisissant la folie, puis la nullité, pour les diriger, va bientôt trouver son juste châtiment. La dégradation va s’accélérer, l’antique Désordre va refaire surface, suivi par ses deux compagnes éternelles : la Violence et la Peur. Le nom immonde va sortir du silence et revenir occuper le premier plan de la scène.
       Et que ferai-je, moi, lorsque l’émeute emplira les rues, lorsque le mot électrique de « révolution » sera sur toutes les bouches et sur tous les écrans ? Eh bien je serai ici, sur ce site, et j’écrirai des articles sur Racine et Voltaire. Le tumulte extérieur ne franchira pas mes fenêtres closes. Puis, dans quelques mois, dans bien peu d’années, lorsque les justes s’épanouiront, lorsque Ségolène Royal et François Bayrou gouverneront, je sortirai dans la campagne, je respirerai l’air frais de l’aurore, et j’irai déposer une gerbe de blé sur l’autel de Déméter.