10 juin 2021

Journal de lecture : juin 2021



Lu Les Possédés de Dostoïevski. Cela faisait très longtemps que je voulais le lire. Je m’attendais à un roman politique, or les théories politiques ne sont pas vraiment développées, l’accent est porté davantage sur la psychologie. Tout passe par la psychologie chez Dostoïevski, ou plutôt tout est imbriqué : les facteurs explicatifs (idéologiques, psychologiques, biographiques, narratifs) se rejoignent et se confondent à un point tel qu’il est impossible de les distinguer. C’est du grand art, et c’est une conception profondément chrétienne (biblique) : tout passe par l’homme, c’est l’homme qui fait advenir les théories dans le monde, elles n’ont pas d’existence indépendante, dans les nuages. Roman d’une densité folle, mille pages et chaque mot compte, avec des renvois et des allusions à chaque ligne. Complexité dans l’art romanesque qui n’a sans doute pas été dépassée. J’ai malgré tout du mal, je trouve cela très long, les enjeux apparaissent rarement en pleine lumière, c’est une esthétique qui n’est pas la mienne, mais qui convient très bien au monde moderne, dans lequel les choses vraiment importantes se passent le plus souvent dans l’ombre et le secret. Appréhension très juste de la psychologie féminine, étonnamment actuelle, comme toujours chez Dostoïevski.
Lu La Marge d’erreur, le dernier roman de Nicolas Rey. Roman émouvant en ce qu’il dépeint un auteur au bout du rouleau, quasiment en fin de vie. Toujours les qualités d’élégance et de concision que j’apprécie tant chez lui. Des passages un peu faibles sur la fin (Rey est moins bon dès qu’il entre dans la narration, l’imaginaire). Et toujours ces passages extrêmement crus, qui confinent à la scatophilie, marque d’une sincérité certaine chez Rey par rapport aux attendus du roman sentimental, mais qui font basculer l’ouvrage du côté de la pornographie, genre Louÿs, etc. Dans l’ensemble, vie moderne, entièrement dominée par le subjectif, le sentimental, l’interpersonnel, et dans laquelle l’objectif et la transcendance sont à peu près complètement absents. Combien de vies comme celle-ci à notre époque ? Où est la liberté dans tout cela, cette liberté qui constituait le bien le plus précieux à la fois pour les philosophes et pour les croyants ?

27 mai 2021

Sommes-nous tous des Hobbits ?



En 1954, a paru le premier volume du grand roman de J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux. Cette œuvre monumentale a eu une postérité immense dans les domaines de la littérature, de la musique, du jeu vidéo, de la bande dessinée, du cinéma. De 2001 à 2003, la trilogie a été portée au cinéma par Peter Jackson, dans une série de films qui ont rencontré un grand succès populaire et critique, et qui ont renouvelé le lectorat de l’œuvre originale. Le Seigneur des anneaux est considéré comme une œuvre fondatrice de l’heroic fantasy, un monument de la culture populaire et de la littérature en général.
Cet article s’intéressera au tout début du livre, au prologue consacré au peuple des Hobbits (« 1.  À propos des Hobbits »). Ce prologue retrace en quelques pages, à la fois denses et agréables à lire, l’histoire du peuple hobbit, ses sous-espèces, ses mœurs, son caractère général. C’est donc un véritable petit traité d’anthropologie (ou plutôt d’« hobbitologie ») que Tolkien a placé au seuil de son récit. Il apparaît que le peuple hobbit est un peuple sédentaire, ami de la paix, qui franchit rarement les frontières du Comté et se tient à l’écart autant que possible des soubresauts de l’histoire tourmentée de la Terre du Milieu. C’est un peuple aux aspirations saines et concrètes, ami des plaisirs simples de l’existence : « Leur visage était d’ordinaire plus enjoué que joli, large, avec des yeux brillants, des joues rouges et une bouche qui se prêtait volontiers au rire, au manger et au boire. Et pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient souvent et avec entrain, ne dédaignant pas une bonne plaisanterie, et six repas par jour (quand ils le pouvaient). Ils étaient accueillants et adoraient les fêtes, ainsi que les cadeaux, qu’ils offraient sans compter et acceptaient sans se faire prier. » Il semble donc que, en quelques pages, l’essentiel soit dit sur les Hobbits, sur leur mode de vie et leurs diverses traditions. Il y a pourtant un mot qui n’apparaît pas une seule fois dans ce texte, c’est le mot « dieu », que ce soit au singulier ou au pluriel. On ne trouve pas davantage les mots « culte », « rite » ou « sacrifice ». La principale festivité des Hobbits semble consister à organiser de grands banquets pour leurs anniversaires respectifs. Il y a là, malgré tout, quand on y pense, quelque chose de très étonnant. Et il ne s’agit pas d’un oubli de Tolkien, mais bien d’une donnée fondamentale de la psyché hobbit : on peut par exemple citer le fait que Frodo et ses compagnons, au moment de partir pour leur longue quête, regardent le ciel étoilé et la nuit tomber, mais ne procèdent à aucune prière, à aucun sacrifice. À ma connaissance, il n’y a pas d’exemple de société préindustrielle, comme l’est de toute évidence celle des Hobbits, qui puisse faire ainsi l’économie de toute transcendance. Cette caractéristique est propre à un autre type de civilisation, mais nous allons y revenir.
Avant cela, il peut être profitable de tracer un parallèle avec une autre célèbre épopée occidentale, avec la plus célèbre de toutes à vrai dire : L’Iliade d’Homère. L’Iliade débute sur une crise de nature proprement religieuse : Chrysès, prêtre d’Apollon, a été offensé par Agamemnon, qui a refusé de lui rendre sa fille Chryséis. La vengeance d’Apollon a déclenché la peste dans le camp achéen, et entraîné une réaction en chaîne qui conduira à la colère d’Achille (privé par l’Atride de sa captive Briséis), à son refus de combattre et à toutes les péripéties contenues dans l’épopée. L’Iliade tout entière est encadrée par deux grandes cérémonies religieuses : l’hécatombe offerte à Apollon en réparation de l’offense (chant I), et les jeux funèbres célébrés pour les funérailles d'Hector (chant XXIV). Dans l’intervalle, les interventions des dieux sont omniprésentes, au point qu’il serait fastidieux de les relever toutes.
On voit donc la distance considérable qui sépare ces deux textes. La société homérique est une société traditionnelle, au plein sens du terme, dans laquelle la vie quotidienne, les grands et les petits événements, sont strictement subordonnés à l’action des dieux, et dans laquelle le culte joue un rôle prépondérant (on peut citer ici la formule célèbre de la Bhagavad-Gîtâ : « Brahman qui pénètre tout a dans le sacrifice son fondement éternel »). Dans Le Seigneur des anneaux, en revanche, la quête de Frodo est déclenchée par des considérations purement pragmatiques : il s’agit tout simplement de détruire l’anneau pour empêcher Sauron de s’en emparer et d’étendre son pouvoir sur la Terre du Milieu. Ce sont des motivations que nous comprenons parfaitement, et qui ont pu être transposées dans l’univers hollywoodien sans la moindre difficulté, sans la moindre adaptation. Et ceci nous conduit à la thèse de cet article : les Hobbits, en réalité, c’est nous-mêmes. C’est nous qui sommes ce peuple pacifique, anti-héroïque, mais coriace, qui aime la fête, les petits objets matériels, manger et boire, et rire ensemble. L’œuvre de Tolkien – et sans aborder ici la question des convictions religieuses de l’auteur – est pleinement une œuvre du vingtième siècle, une œuvre où la guerre est totale mais dépourvue de motivation sacrée, une œuvre où l’idéal de l’existence est un bonheur petit-bourgeois et matériel (très british en somme), avec en plus un fort attachement à la nature, qui est aussi le nôtre (et qui était ignoré à la fois par Homère et par la Bible). Tolkien, en imaginant son monde fantastique, n’a nullement jugé nécessaire de lui attribuer une dimension rituelle, liturgique, laquelle était pourtant la dimension centrale de l’existence des peuples antiques et primitifs. Et personne ne s’en rend compte, tant nous avons intégré ce paradigme sécularisé, inédit dans l’histoire de l'humanité. Ce que Tolkien a imaginé, en réalité, c’est une société post-industrielle sans industrie, mue exclusivement par des motifs moraux ou matériels, bref, par des motifs pragmatiques. Son paradigme est un paradigme subjectiviste (l’anniversaire est la fête la plus importante chez les Hobbits) et matérialiste (d’où l’accent porté sur les petits cadeaux, les bons repas, la pipe, etc.). Ce n’est pas un idéal mesquin, du fait de l’ampleur du monde imaginé, de sa cohérence, du génie de l’écriture et de l’imagination. Mais c’est un idéal strictement enfermé dans l’immanence. C’est un monde peuplé de forces magiques, certes. Mais précisément ces forces magiques sont intra-mondaines, jamais transcendantes. La magie n’est ni plus ni moins que l’équivalent de la technique, mais la technique débarrassée de sa dimension artificielle, mécanique, déprimante.
En imaginant un univers vide de dieux, Tolkien est en réalité très proche de son quasi contemporain, H. P. Lovecraft. La cité cyclopéenne des Montagnes hallucinées aurait sans difficulté sa place dans la topographie de la Terre du Milieu, et Cthulu n’est pas très différent de Sauron.
On peut alors se poser la question : qu’est-ce qui a entraîné cette sécularisation radicale du monde ? Réponse : le christianisme. Comme l’ont soutenu de nombreux auteurs, notamment Jacques Ellul (dans L’Éthique de la liberté et La Subversion du christianisme), le christianisme a vidé l’univers de ses dieux, a désacralisé le monde jusqu’à la racine, à un tel point que si l’on supprime le Christ (et c’est ce que notre époque a fait), il ne reste plus rien, plus rien que le jeu des forces antagonistes de l’intérêt et de la matière. Les Hobbits n’ont pas de dieux, pas de rites, parce qu’en réalité le christianisme est passé par là, et qu’il a tué les génies des sources et des forêts. En cela, et sans en avoir conscience peut-être, Le Seigneur des anneaux est une œuvre caractéristique de notre Âge sombre, l’âge sans dieux, où l’homme est seul face à la nuit.

13 mai 2021

Stephen King : Le Radeau



Relu Le Radeau de Stephen King, nouvelle issue du recueil Brume (1985). C’est sans doute ma nouvelle préférée de King. Je me souviens de l’effet qu’elle avait produit sur moi lorsque je l’ai lue pour la première fois, vers douze ans. Peu après, je suis allé chez le dentiste, et l’effet de cette lecture persistait en moi, ne pouvait pas me quitter. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience du pouvoir de la littérature. Comment une simple histoire peut vous imprégner à ce point, recouvrir toute la réalité sensible... Et comment des choses aussi noires, aussi horribles, pouvaient être imaginées, et contaminer votre vie. C’est l’ambiguïté de ce sentiment, entre émerveillement et horreur, qui en fait tout le prix (et c’est là précisément le thème de la nouvelle). Le Radeau n’est d’ailleurs pas l’histoire la plus horrible de Brume, il y en a deux ou trois autres qu’il n’est même pas permis de nommer – et que je n’ai jamais relues. D’une manière générale, Stephen King est surtout connu pour ses premiers écrits, alors qu’il était sujet à différentes addictions (principalement alcool, médicaments, drogue). Certains de ses textes d’alors sont vraiment noirs, sans espoir, beaucoup plus durs que ses textes de la maturité.
Tout Stephen King est dans Le Radeau, toute sa conception de l’horreur. L’histoire est très simple : quatre étudiants (deux garçons, deux filles) partent un après-midi d’automne vers un lac sauvage de Nouvelle-Angleterre. Ils se déshabillent, plongent dans l’eau glaciale et se retrouvent sur un radeau au milieu du lac. Tout à coup, Randy aperçoit une tache sombre qui flotte à la surface, comme une nappe de pétrole, ou un gros grain de beauté. La tache se déplace, s’approche, des couleurs merveilleuses, issues d’un autre monde, hypnotisent ceux qui la fixent, et lorsqu’elle vous attrape, elle vous engloutit, met vos nerfs et vos os à nus, et vous disparaissez en hurlant de douleur, comme le gremlin dans le robot broyeur du film.
L’histoire est simple, mais on voit ce qui intéresse King. Contrairement à Lovecraft dans La Couleur tombée du ciel (influence à peu près certaine), King ne s’attarde pas vraiment sur l’entité maléfique, il la décrit à peine. Le monstre n’est qu’un prétexte pour traiter d’une autre réalité, familière pour tous les lecteurs – dans ce cas, un lac isolé au mois d’octobre. C’est cette atmosphère automnale, de délaissement, d’isolement, de plongée dans la nuit, qui est rappelée tout le long du récit. Il faut y ajouter la jeunesse, ses rivalités, ses concupiscences sourdes qui peuvent se réveiller n’importe quand. Et Stephen King fonctionne toujours ainsi : le surnaturel est là pour souligner des situations réelles, familières : l’alcoolisme et la famille dans Shining, l’enfance, l’amitié, la différence dans Ça, le deuil dans Simetierre, etc. Et ce qui fait la perfection du Radeau, c’est justement cette simplicité : quatre amis sur un radeau, grelottant, en octobre, alors que la nuit tombe, que les estivants sont partis, et que plus personne n’est là pour vous entendre crier.

15 avril 2021

Considérations sur la morale kantienne



Cet article se propose d’examiner les raisons possibles ainsi que les conséquences de l’oubli à peu près complet dans lequel est tombée la philosophie morale d’Emmanuel Kant (1724-1804). Avec l’échec d’Emmanuel Kant, c’est toute une conception de la vie et de l’homme – issue de l’Aufklärung du dix-huitième siècle – qui se trouve condamnée : la raison se trouve définitivement supplantée en tant qu’instance régulatrice et prescriptrice de l’agir humain, et ce sont d’autres forces qui informent et qui gouvernent notre modernité.
 
La philosophie morale d’Emmanuel Kant
La philosophie morale d’Emmanuel Kant est tout entière articulée autour de deux notions qui peuvent sembler contradictoires, mais qui sont en réalité absolument subordonnées l’une à l’autre : il s’agit du devoir et de la liberté. Cette philosophie a été principalement exposée par Kant dans deux ouvrages fondamentaux : les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et la Critique de la raison pratique (1788). La pensée de Kant est néanmoins d’une cohérence remarquable, et on peut trouver des développements de sa pensée morale dans d’autres textes ultérieurs comme La Religion dans les limites de la simple raison (1793) ou la Métaphysique des mœurs (1795). Le postulat de Kant est d’une radicalité absolue : la volonté peut être déterminée par des mobiles de deux ordres : des impératifs hypothétiques (en vue d’une fin), ou des impératifs catégoriques (déterminés par la pure obéissance à la loi morale). On peut classer dans la catégorie des impératifs hypothétiques tout ce qui relève de la sensibilité, des inclinations, de la maxime de l’amour de soi, et en dernière instance de celle du bonheur. L’obéissance à des maximes de cet ordre relève de la causalité naturelle, les actions qu’elles dictent ne sont pas morales. Il y a hétéronomie de la volonté. L’obéissance à l’impératif catégorique en revanche introduit celui qui s’y soumet dans un autre ordre de valeurs, celui de l’autonomie de la volonté, de la liberté, des fins dernières, en un mot de la moralité. N’est absolument pas recevable pour Kant l’argument selon lequel un tel comportement n’a jamais pu être observé expérimentalement : ce qui compte, c’est que la notion de liberté découle nécessairement de celle d’un être raisonnable doué de volonté. Le concept de devoir est une « proposition synthétique a priori », c’est-à-dire qu’il ne découle pas de l’expérience, mais de la nécessité interne des concepts envisagés. « À tout être raisonnable, qui a une volonté, nous devons attribuer nécessairement aussi l'idée de la liberté, et il n'y a que sous cette idée qu'il puisse agir. » (1) « Tout être raisonnable doué de volonté », c’est-à-dire non seulement l’être humain, mais également d’éventuelles intelligences non humaines. La loi morale est universelle par définition, et l’impératif catégorique commande catégoriquement, c’est-à-dire qu’aucune considération d’ordre sensible ne doit être prise en compte lorsque cet impératif catégorique a parlé : « Tout élément empirique non seulement est impropre à servir d'auxiliaire au principe de la moralité, mais est encore au plus haut degré préjudiciable à la pureté des mœurs. En cette matière, la valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d'une volonté absolument bonne, consiste précisément en ceci, que le principe de l'action est indépendant de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l'expérience peut fournir. » (2) L’autonomie de la volonté, c’est-à-dire la subordination du vouloir aux maximes objectives du devoir, est « le principe suprême de la moralité ». La loi morale, déduite par Kant de la notion même d’impératif catégorique, est la suivante : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » (3)
 
Postérité du kantisme
L’œuvre de Kant a bouleversé l’histoire de la philosophie. Tout le dix-neuvième siècle allemand, le siècle d’or de la philosophie, est imprégné de Kant jusqu’à la moelle. Mais c’est surtout sa théorie de la connaissance, exposée dans la Critique de la raison pure, qui a été reprise et développée. À y regarder de près, aucun auteur classique de cette époque ne s’est vraiment inscrit dans la lignée de sa philosophie morale. La pensée de Hegel s’est développée dans d’autres directions, en particulier dans la définition de l’histoire comme prise de conscience progressive de l’« esprit absolu » par lui-même. Schelling et Schopenhauer ont élaboré des philosophies de la nature, c’est-à-dire qu’ils ont remis l’empirique au centre de leur pensée, totalement à l’opposé de la démarche kantienne. Schopenhauer, en faisant de la compassion le principe cardinal de sa morale, n’a pas de mots assez durs contre le formalisme absolu de Kant dans ce domaine. Nietzsche, qui le traite de « grand Chinois de Königsberg » (4), et qui voit dans sa morale l’apologie de l’insensibilité (5), et même de la cruauté (6), considère Kant comme un symptôme par excellence de la décadence en philosophie (7). La phénoménologie, en s’attachant aux phénomènes concrets de la conscience plutôt qu’aux lois formelles de l’agir, a bien entendu pris une direction opposée à celle de Kant dans ce domaine. Sartre, dès la première ligne de L’Être et le Néant, rompt avec l’idéalisme kantien : « La pensée moderne, écrit-il, a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. » (8) Il y a bien un courant philosophique qui se réclame ouvertement de Kant, le « néokantisme », mais il est surtout connu pour ses apports dans les domaines de la logique et de l’épistémologie. En un mot, la morale n’a pas été le thème majeur de la réflexion philosophique dans les deux siècles qui ont suivi Kant, et la morale kantienne a une réputation généralement défavorable. Le concept si fréquemment repris de « liberté » n’a guère été associé à ceux de « devoir » ou d’« impératif catégorique », mais plutôt à la déconstruction des vieux préjugés issus de la morale bourgeoise.
 
Qu’est-ce qu’un monde non kantien ?
Dès lors, la question se pose : Puisque la morale kantienne, considérée comme inhumaine et chimérique, a fait l’objet d’un rejet universel, que signifie le fait de vivre dans un monde non kantien ? Si la morale ne doit pas être déterminée par des maximes formelles inhérentes à la raison et totalement indépendantes de tous les facteurs empiriques, cela signifie que ce sont les facteurs empiriques, sensibles, qui déterminent les lois de l’agir humain. Cela veut dire que nous vivons dans un monde où ce sont les inclinations qui font la loi, un monde dépourvu de liberté, et dans lequel l’absence de principe formel universel de la morale entraîne de fait la lutte de chacun contre tous. Un monde d’hystérie, de violence, d’invectives, de coercition. En faisant de la subjectivité le principe ultime de détermination de l’agir humain, on n’a fait en réalité que revenir à l’aliénation originelle du déterminisme biologique (ce sont les plus nombreux, les plus forts, les mieux adaptés, qui ont droit au chapitre). Le débat public se ramène à une joute d’intérêts antagonistes, intérêts toujours empiriques, ce qui va de pair avec la nature technicienne de notre société. L’horizon est bouché, il n’y a plus aucune ouverture sur l’intelligible, sur le transcendant. Un monde non kantien est donc un monde d’aliénation et de violence. Les perspectives sont sombres, il faut le reconnaître : les nouvelles générations semblent moins que jamais disposées à considérer la liberté comme la soumission volontaire de l’arbitre aux principes universels de la raison, tandis que les générations plus âgées, de plus en plus prédominantes, sont quant à elles arc-boutées sur la défense de la tranquillité et des privilèges acquis, au rebours de toute démarche vraiment généreuse et désintéressée. Tout appel à un sursaut moral est inclus dans ce paradigme subjectiviste et n’est en réalité qu’un appel à l’amélioration des facteurs sensibles de l’existence, c’est-à-dire un renforcement, sous un certain aspect, de l’aliénation existentielle. « De tous côtés les impies s’agitent, la corruption grandit chez les fils d’Adam » (9).
 
1) Fondements de la métaphysique des mœurs, III
2) Fondements de la métaphysique des mœurs, II
3) Ibid.
4) Par-delà le bien et le mal, 210
5) Aurore, 132
6) Généalogie de la morale, II, 6
7) L’Antéchrist, 11
8) L’Être et le Néant, introduction.
9) Psaume 12

25 mars 2021

Les fruits amers du christianisme



Le phénomène que je voudrais évoquer dans cet article est un phénomène assez étrange qui touche le christianisme. On pourrait l’appeler l’influence indirecte. Il s’agit de la transmutation du message chrétien en message alternatif chez des intellectuels dont l’origine sociologique est bien chrétienne, quoique reniée ou oubliée. Quelque chose de l’idéal chrétien est conservé, mais en supprimant la transcendance. Ce sont souvent des positions farouchement anti-chrétiennes, mais leur genèse idéologique, elle, puise bien ses racines dans la Bible. Ce sont donc d’authentiques fruits du christianisme, inconcevables dans d’autres cultures, qui se retournent contre leur source. On pourrait les appeler les fruits amers du christianisme.
 
Les fruits amers du christianisme
Le christianisme est la religion des fruits. On connaît la parole de l’évangile : « Tout arbre bon produit de bons fruits » (Mt 7, 17). Ou encore : « Celui-là porte du fruit et produit tantôt cent, tantôt soixante, tantôt trente » (Mt 13, 23). Le christianisme n’est pas une spiritualité à proprement parler, qui pourrait se vivre dans l’isolement, pour un profit personnel, une illumination individuelle. Il s’agit de se laisser féconder, transformer par la Parole, et de transformer le monde à son tour, de ne pas le laisser tout à fait dans le même état que celui dans lequel nous l’avons trouvé en arrivant. Historiquement, le christianisme a opéré une véritable révolution par rapport au monde antique, dont il a bouleversé toutes les structures, toutes les catégories. Depuis au moins trois siècles, l’occident a développé une quantité d’idéologies ouvertement anti-chrétiennes. On peut toutefois se demander pourquoi c’est précisément dans les terres d’ancienne chrétienté que toutes ces idéologies sont apparues. Mon postulat est le suivant : toutes ces théories sont en réalité des « resucées » du christianisme, mises au goût du jour, adaptées aux modes et aux conventions contemporaines, mais fondamentalement, « ontologiquement » chrétiennes. Rapide tour d’horizon :
- Le socialisme, le collectivisme : l’égalitarisme chrétien est envisagé sous une forme matérielle, économique, et coupé de sa source transcendante.
- Le gnosticisme, l’occultisme, le néo-paganisme : certaines de ces déviations sont très anciennes, sous la forme d’hérésies bien connues. L’aspiration spirituelle est conservée, mais le moi est divinisé, porté au rang d’absolu. La béatitude est parfois recherchée sous une forme sensible. Le péché est nié, l’orgueil encouragé, au détriment de l’humilité chrétienne. Tout un courant du développement personnel peut être rangé dans cette catégorie.
- L’écologie : la Création est considérée comme la véritable divinité, au prix d’un anti-humanisme parfois radical.
- La décroissance, le malthusianisme : le précepte biblique « croissez et multipliez » est inversé. La solution au péché originel consiste tout simplement à éliminer l’être humain de la surface de la planète.
- L’humanitarisme, la philanthropie : il s’agit de la charité chrétienne sans référence à Dieu.
- Le scientisme : le christianisme ayant vidé le monde de ses forces magiques, le scientisme en tire la prétention de pouvoir tout expliquer par le simple jeu du déterminisme matériel.
- Le féminisme : le féminisme exploite le primat accordé par le christianisme aux opprimés, en occultant les privilèges objectifs dont jouissent les femmes dans la société contemporaine (lesquels lui viennent d’ailleurs en totalité – l’ironie mérite d’être soulignée – de ce christianisme patriarcal tant décrié).
On le voit, toutes ces idéologies reprennent certains aspects du christianisme (l’universalisme, le Bien commun, la morale parfois), tout en en supprimant d’autres (le péché, la transcendance, le sacrifice). Plus significatif encore : la plupart de ceux qui prônent, de façon virulente, ces thèses, sont soit d’anciens chrétiens, soit des gens qui ont reçu une formation chrétienne (scolarité, catéchisme), soit enfin des gens issus de familles dont les souches sociologiques sont chrétiennes. En un mot : des gens qui ont baigné dans le substrat idéologique chrétien.
 
Le vampirisme spirituel
Il s’agit d’un phénomène de vampirisme spirituel, parfois ravivé par l’émergence d’un message chrétien au sein d’un milieu, d’une plateforme qui baignait jusque-là dans l’apathie consensuelle de la neutralité contemporaine. Les contempteurs du christianisme ignorent le message chrétien, ils le méprisent, ils sont au-dessus, ils ne daignent pas y répondre. Mais le temps passe, la semence fait son effet, et peu après on voit s’exprimer une de ces déviations inconscientes mentionnées ci-dessus. La déviation se nourrit de l’énergie spirituelle du christianisme, que le monde moderne est bien incapable de lui donner, mais elle utilise cette énergie à des fins propres, sans reconnaître sa dette envers le message originel. Et plus le message chrétien sera fort, exprimé de façon éloquente, ou répétée, plus la déviation prendra de l’ampleur. C’est évident dans le cas du gnosticisme par exemple, qui ne peut s’épanouir que par opposition à une orthodoxie chrétienne dont il a besoin pour exister.
« Le monde moderne est plein d'anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu'isolées l'une de l'autre et parce qu'elles vagabondent toutes seules » (G. K. Chesterton). Tout le pouvoir mystérieux du christianisme, cette somme de prédicats incompréhensibles et de miracles absurdes qui ont changé la face du monde, a été récupéré, vampirisé, par des idéologies athées. Tout le pouvoir de fascination, d’emprise sur les masses et les individus, de séduction, tout le potentiel d’action concrète a été transféré à ces idéologies, pour le meilleur et pour le pire. Les autres doctrines antiques étaient closes sur elles-mêmes. Seul le christianisme, c’est un fait, a eu une telle capacité d’évolution, de transformation, souvent de trahison de lui-même.
Ce que le christianisme a opéré, c’est de libérer le monde de la crainte. Le chrétien n’a pas peur, ne peut pas avoir peur. Et celui qui utilise de façon inconsciente les forces du christianisme se croit lui aussi libéré de la peur. D’où l’assurance péremptoire de certains écologistes, marxistes, etc., et leur bonne conscience que rien ne peut entamer.
 
L’Antéchrist
Dès que le Christ apparaît, vient l’Antéchrist. C’est un fait, un constat. « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Mt 12, 30). Dès les premières communautés chrétiennes, des forces ont utilisé le christianisme à leur propre compte. C’est Simon le magicien dans les Actes (Ac 8, 9). Ce sont les apostats mentionnés dans la première Épître de Jean : « Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres » (1 Jn 2, 19). Il s’agit d’une fatalité, de nature métaphysique, et vraiment mystérieuse. On ne peut pas être indifférent face à l’apparition du message chrétien. On ne peut pas continuer et faire comme si de rien n’était. Il faut se prononcer, pour ou contre. Et lorsque l’on se prononce contre, on reprend fatalement des éléments du message honni. D’où l’apparition de figures d’Antéchrist, tout au long de l’histoire : Napoléon, Madonna, Raël, etc. On reprend certains éléments, une certaine iconographie. On s’appuie sur la force du message originel pour envoûter les foules. Et on introduit des éléments troubles, capiteux, irrésistibles : le pouvoir, l’argent, le sexe. La formule est éprouvée, et elle marche à tous les coups.
C’est un nouveau mystère qui se révèle ici, un mystère effrayant, terrifiant. Le diable utilise le Christ, son message et sa venue, pour réaliser ses propres desseins. Le même processus avait déjà été employé par l’Adversaire dans l’Ancienne Alliance, selon les modalités décrites par l’apôtre Paul dans son Épître aux Romains : « Le péché saisit l’occasion et, utilisant le précepte, me séduisit et par son moyen me tua (…). [Il] se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort » (Rm 7, 13). Dieu apporte un remède au péché, mais le diable utilise ce remède pour faire proliférer le péché. Devant la réponse ultime apportée par Dieu, à savoir la venue, la mort et la résurrection du Fils de l’Homme, le diable porte le péché à un stade ultime. Satan pare le péché de tous les attributs de Dieu. C’est là un piège vraiment machiavélique, et qui montre toutes les ressources, toute l’inventivité démoniaque dont est capable l’Ennemi que nous devons combattre, lequel est désigné dans l’Écriture comme le « Prince de ce monde » (Jn 14, 30). À chaque fois, la même malédiction se produit, l’Adversaire retourne le don de Dieu contre lui-même. Ce processus que nous voyons à l’œuvre dans l’histoire, de façon incontestable, doit nous ouvrir des perspectives eschatologiques : à la fin des temps, c’est l’Antéchrist qui doit se manifester et se faire adorer « au point d’abuser, s’il était possible, même les élus » (Mt 24, 24). « Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre » (Ap 20, 7). « C'est là l'Antéchrist, dont vous avez entendu dire qu'il doit venir ; et il est déjà maintenant dans le monde » (1 Jn 4, 3). « Il est déjà maintenant dans le monde » ! Parole terrible, prophétique, et dont il faut bien mesurer toute la portée.
Le christianisme est donc un événement prodigieux qui affecte ceux-là même qui prétendent le nier. C’est un événement dernier, décisif, eschatologique. Il faut bien se garder de traiter ces matières avec légèreté. Une fois que l’on a reçu la semence de la Parole, celle-ci continue d’agir en nous, qu’on le veuille ou non. Et que tous le sachent bien : celui qui refuse de servir le Christ, une fois qu’il a reçu sa Parole, c’est un autre maître qu’il sert, un maître de mensonge et d’illusion, soutenu par toutes les forces du monde moderne : celui qu’il sert, c’est l’Antéchrist.