30 juin 2011

Eloge de l'histoire

      Pourquoi l’histoire m’intéresse-t-elle tant ? C’est qu’elle seule offre un point d’appui véritablement solide. La philosophie et la religion partent nécessairement de notions abstraites et indémontrables, ce que l’on appelle les postulats. Ces postulats, pour l’esprit, sont à la longue une source d’inconfort, car on finit toujours par douter de l’existence de Dieu, de l’âme ou de la vertu. Les personnages historiques, en revanche, sont des entités réelles et incontestables, que l’esprit peut manier sans le moindre scrupule. Réfléchir sur Alexandre ou sur César, c’est aborder le problème de l’existence sous un angle à la fois concret et désintéressé. Voilà pourquoi l’histoire me semble être la meilleure discipline pour progresser dans la quête de la sagesse.

28 juin 2011

Faillite de la philosophie

      La figure, la personnalité et la postérité de Platon, voilà un sujet qui m’a toujours passionné. Sa philosophie est si proche de la perfection, du divin, et pourtant tellement inaccomplie, ambivalente, insatisfaisante… Il est d’ailleurs pertinent de se demander pour quelle raison les philosophies antiques, qui étaient tout de même faites pour ça, ne dirigent plus la vie de personne de nos jours, alors que les religions revendiquent des milliards de pratiquants. Il n’y a nulle part aucun cénacle stoïcien ou épicurien, et les « cafés philosophiques » et autres expériences de ce genre sont des rendez-vous mondains, bavards et futiles, l’exact opposé de la véritable sagesse. C’est que toute philosophie, en définitive, est une entreprise individuelle, qui s’adresse à des individus isolés et disséminés, à des « lecteurs ». Discipline aristocratique au fond, qui convient aux époques sûres d’elles-mêmes comme la Renaissance, et nullement à une période de déclin et de peur comme celle que nous vivons.

24 juin 2011

La critique est aisée, l'art est difficile

      L’observateur se sent toujours supérieur à ce qu’il voit, et il n’a pas tort. Il y a en chacun une fonction purement objective de témoin, qui est la même chez tous, et qui ne se trompe jamais. D’où le sentiment de supériorité. Mais si l’on distingue nettement les erreurs des autres, lorsqu’il s’agit de soi-même, ce qui semblait aisé devient beaucoup plus difficile, et l’on se découvre avec surprise maladroit, hésitant, mauvais. C’est le cas pour les interventions orales par exemple, où l’on croit pouvoir faire mieux que les autres orateurs, jusqu’au moment où l’on ouvre la bouche soi-même.
      C’est que la fonction d’action est totalement dissociée de la fonction d’observation. L’une est objective, passive, et toujours parfaite, l’autre doit se construire petit à petit, avec effort. Voilà pourquoi on a beau distinguer ce qui est mauvais, reconnaître ce qui est bon, sans pour autant être capable de le produire soi-même. Pour progresser dans l’action, il faut agir, et tout le savoir du monde, à lui seul, est à cet égard complètement inutile. Il n’y a pas un je unique qui serait médiocre ou brillant, il y a plusieurs fonctions de l’âme, séparées et autonomes, comme nous l’enseignent les sagesses antiques.

23 juin 2011

Thucydide et Tite-Live

      Je n’ai pas encore beaucoup avancé dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, mais je me demande si je ne le préfèrerai pas aux historiens romains, et à Tite-Live en particulier. Celui-ci, malgré l’ampleur de son style, souffre d’une sécheresse d’esprit lorsqu’on le compare à l’historien athénien. C’est que, au fond, pour lui, la seule valeur invoquée, le seul idéal qui soutient ses hommes d’Etat, c’est Rome. Il parle à peine de vertu, jamais de sagesse ou de liberté. C’est cette simplicité et ce caractère concret qui ont permis, sans nul doute, aux Romains de triompher de leurs adversaires, engloutis par leur amour de l’or (Carthage) ou leur penchant excessif pour la liberté (la Grèce). Mais ce qui s’est montré si efficace sur le plan pratique se révèle assez pauvre, assez répétitif, sur le plan littéraire. Chez Thucydide, on devine, derrière les actions, tout un monde d’abstractions, de valeurs qui luttent les unes contre les autres ou s’interpénètrent. Les orateurs invoquent la liberté, le bonheur, la sagesse, tous ces thèmes hérités des philosophes et des sophistes. L’histoire emprunte le langage de la philosophie et la Fortune, au lieu de se confondre avec le destin d’une cité élue, favorise tour à tour telle ou telle notion politique, tantôt la Justice, tantôt la Force. On a l’impression de lire une tragédie, tandis que les historiens romains n’ont au fond écrit que des annales.

20 juin 2011

César et Thémistocle

      César a été un plus grand homme d’Etat que Caton, Thémistocle a rendu de plus grands services à sa patrie qu’Aristide. Le grand politique ne doit pas s’encombrer de trop de morale. Il doit être dur envers lui-même, et ne pas permettre aux scrupules d’entraver son action. Juger est un luxe qu’il laisse aux oisifs.

16 juin 2011

L'histoire contre la liberté

      Qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire est une confiscation de liberté. Nous vivons depuis 2007 une période prérévolutionnaire. Eh bien, depuis 2007, je sens que ma liberté est diminuée, je sens qu’une partie de mon esprit est confisquée par ce grand événement qui aura lieu dans quelques mois. Et lorsque la révolution se produira, toutes mes pensées, toutes mes considérations seront tournées vers elle, et je ne pourrai plus lire, écrire, réfléchir comme avant. Toute mon individualité sera momentanément éclipsée, je ne serai plus qu’un contemporain. L’événement grossira, se produira, puis s’estompera, et la justice finira par triompher, comme toujours. Ma liberté retrouvera alors enfin son intégrité. (Tout cela m’aura tout de même enrichi d’expériences inédites.)

15 juin 2011

Ce qui me gêne dans le fait de croire en Dieu

      Je suis très intéressé par le monothéisme, mais ce qui me gêne dans le fait de croire en Dieu, c’est l’espèce de facilité que j’y décèle. Croire en Dieu permet souvent de se sauver à bon compte, en faisant l’économie d’efforts trop soutenus – d’où l’espèce de complaisance envers soi-même que l’on relève chez certains chrétiens, et que Gide dénonçait déjà à juste titre à son époque. Ce qui fait la valeur d’un homme, c’est la hauteur de son idéal et les efforts qu’il est prêt à déployer pour y atteindre, ce n’est pas ce en quoi il croit.

10 juin 2011

La vraie leçon des "Frères Karamazov"

      Déçu par Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Tous les livres nous déçoivent. C’est là sans doute le plus grand profit qu’il y a à tirer de toutes les expériences : comme toutes sont décevantes, elles finissent par nous enseigner que nous sommes supérieurs à tout, et qu’il n’y a pas de richesse à rechercher en dehors de nous-mêmes.
       (Le seul but de la vie est de devenir maître de soi. Ce n’est pas la nature des expériences qui détermine la qualité d’une vie, mais la manière dont on les appréhende : si on les domine, ou si on les subit.)

9 juin 2011

C'est Platon qui avait raison

      Le fait que nous puissions lire et comprendre des récits historiques concernant des époques et des contrées extrêmement variées prouve bien qu’il existe des réalités universelles qui se répètent sans cesse et se manifestent à travers les objets particuliers. Appréhender ces forces abstraites et s’y conformer pour se déterminer et agir, voilà le sens de la sagesse.

7 juin 2011

Cioran

      J’aime beaucoup Cioran. Moins sérieux que Nietzsche, il est en réalité bien plus profond, et surtout bien plus malin, ce qui lui a permis de ne pas perdre la raison et de mourir à quatre-vingt-quatre ans. Cioran est un authentique philosophe, il a trouvé un truc génial pour faire face à tout, c’est l’idée du suicide. Plus que l’idée de Dieu, plus que les sagesses antiques, plus que la méditation, l’idée du suicide a constitué pour lui une source immédiate et toujours disponible d’apaisement. En dénonçant le bonheur, l’espoir, l’harmonie comme des chimères ridicules, il s’est certes condamné à vivre dans la constante proximité du malheur, du désespoir et du déséquilibre. Mais ce qu’il a tiré du constat du néant de toutes choses et de la vanité de toute vie humaine, et surtout de la possibilité toujours offerte d’y mettre un terme, est plus précieux à vrai dire que l’univers entier, et si rarement atteint par un mortel : c’est la conscience d’une liberté infinie.

6 juin 2011

La vérité en philosophie

      La vérité absolue n’existe pas, pour la simple raison que toute expérience est le fruit de la rencontre entre un sujet et un objet. S’il y avait une vérité absolue, il n’y aurait pas de liberté du sujet. Or, la vie est une tension vers la liberté. Tout ce que l’on peut dire, c’est que certaines croyances produisent tels effets chez celui qui les adopte, et d’autres croyances tels autres effets. Prétendre que telle croyance ne repose sur aucun fondement réel ne signifie donc pas que celle-ci soit vaine, tout au contraire : c’est précisément parce qu’aucune croyance n’est vraie qu’il s’agit de choisir celle que l’on adopte avec le plus grand soin. Celui qui croit à l’autonomie de la volonté, à la souveraineté de l’âme, vivra la réalité dans cette perspective, tandis que celui qui croit à la nature strictement matérielle et corruptible de tout être vivant en fera l’expérience dans sa chair. Toutes les religions, tous les rites ne sont donc pas des fadaises, mais l’énoncé des croyances et des pratiques les plus propres à favoriser l’épanouissement dans l’existence.

4 juin 2011

L'universel et le singulier

      Le but de toute spiritualité authentique est d’atteindre l’unité. Sur ce point, les monothéismes abrahamiques et les sagesses orientales concordent. Mais les sagesses orientales appréhendent l’unité à travers des concepts universels : Brahma, le Tao, etc. Tout ce qui est singulier, pour elles, relève de l’illusion. La démarche spirituelle consiste à s’abstraire de l’emprise du singulier pour atteindre, en soi, l’unité.
       Le peuple juif, et lui seul, a inventé une autre voie. En s’inscrivant dans l’Histoire, en révélant sa Loi à une époque déterminée, à un homme déterminé, en établissant sa demeure en un point précis du globe, il a inauguré une conception du sacré tout autre, qui sera ensuite reprise par le christianisme et l’Islam.
       Intellectuellement, je me sens peut-être plus proche de la première option. La Bhagavad-Gîtâ est sans doute le texte humain qui, pour moi, se rapproche le plus de la vérité métaphysique. Pourtant, force est de constater que ces abstractions, ou du moins leur énoncé théorique, ont bien moins de prise sur moi que les pages de la Bible et du Coran, auxquelles je reviens sans cesse. Tout ce qui est singulier attire l’attention et la retient, tandis que l’universel s’évapore assez vite dans le nébuleux. Nous avons besoin d’objets singuliers auxquels nous raccrocher, avant de nous élever dans l’absolu. Penser à Moïse, à Jérusalem ou au Christ est bien plus aisé que de concevoir l’Âtman ou Brahma. La vie s’affirme en se singularisant, tel est son mouvement, et les Formes éternelles ne s’accomplissent qu’à travers des êtres singuliers. Il faut donc, en définitive, aller vers le singulier, non vers l’universel, pour atteindre l’unité.