1 décembre 2012

Critique de la pensée positive

      
       « J’ai fait de grands efforts, de vains efforts, pour m’éprendre de Gérard de Nerval », écrivait jadis André Gide. Et moi, je pourrais dire : « J’ai fait de grands efforts, de vains efforts, pour m’éprendre de la pensée positive. » Je lis en ce moment un livre intitulé The Happiness Advantage, de Shawn Achor (traduit en français sous le titre Comment devenir un optimiste contagieux). On y apprend que ce n’est pas le succès qui procure le bonheur, mais le bonheur qui procure le succès ; que, d’après toutes les études, le cerveau fonctionne beaucoup mieux lorsqu’il se trouve dans un état de satisfaction ; que c’est notre état d’esprit qui conditionne notre interprétation du monde, et qui détermine le succès ou l’échec de nos démarches ; que nous pouvons tous changer nos habitudes mentales à chaque instant ; que plus les gens ont une vie sociale développée, plus ils réussissent, etc., etc. Combien de fois ai-je déjà lu tout ceci ? Et pourtant, une voix au fond de moi persiste à soutenir que le but de l’existence, ce n’est pas le bonheur, c’est autre chose, quelque chose de bien plus inconditionnel que le bonheur : c’est la maîtrise de soi.
      Le problème du bonheur, c’est qu’il se situe encore au niveau de la sensibilité, des circonstances, et donc de l’aliénation. Placer la finalité de l’existence dans le bonheur, c’est s’en remettre à des châteaux de sable, c’est tomber dans ce que Kant appelait l’« hétéronomie ». Il me vient à l’esprit l’image d’individus qui ont rejeté le bonheur tangible, qui ont détourné leurs regards de toutes les possibilités tellement vantées par la pensée positive, qui ont fait reposer tout l’équilibre de leur existence sur un principe unique, sur un point d’appui immobile, inébranlable, immatériel, et qui ont traversé plusieurs décennies de cette vie si chaotique grâce à cette discipline empreinte de pessimisme et de résignation. Je pense à ces petites vieilles que je voyais tous les dimanches sur les bancs de l’église au fin fond de la Pologne ; je pense à ces musulmans des premiers temps de l’Islam qui ont surmonté tous les obstacles et conquis la moitié du monde connu en se reposant sur un seul livre, le Coran, et en professant un seul credo : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète » ; je pense à Épictète, à « ce que son œil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu’il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur » (Nietzsche), à Épictète qui s’est détourné de l’univers entier pour posséder une seule chose : une volonté libre. Je pense à tous ceux qui baissent la tête, qui restent insensibles aux chatoiements de la vie, et qui tracent humblement et obstinément leur sillon. Je pense à tous ces êtres obtus et butés de tous les temps et de tous les pays, à ces paysans, à ces ouvriers, à ces matelots, et je me dis que ce n’est pas la pensée positive ou la transformation perpétuelle de soi-même qui répondent le mieux à la nature de l’existence, mais la fidélité indéfectible à sa propre posture.

5 commentaires:

  1. Je vois que vous poursuivez dans le lecture d'ouvrages de développement personnel, cher Laconique ! Combien de fois ai-je déjà lu moi aussi ce que vous décrivez si bien dans votre premier paragraphe, à savoir que la pensée positive entraîne le succès et le bonheur dans l'existence, avec autant de sûreté dans l'enchaînement des causes et des effets qu'un frottement répété du pourtour du gland entraîne une éjaculation !

    C'est beau en tout cas ce que vous écrivez, cher Laconique : tant de noblesse affleure dans vos mots !!! Si je n'étais moi-même un être enclin à la noblesse et à l'intégrité, il me semble que je serais frappé part la puissance de cet écrit, à même de faire douter les esprits les plus vils, ou du moins, capable de les faire entrevoir au milieu de la fange qu'est leur mode de vie l'existence de cieux azurés.

    Il me semble que le problème de la pensée positive que vous mettez avec tant de discernement en exergue, et qui est à mon avis celui de tout le développement personnel, est très simple : le développement personnel a en lui quelque chose de vil et de perverti, car il est un outil pour s'adapter de la meilleure façon possible à la société capitaliste. En cela, on ne peut nier qu'il est efficace et, à moins de trouver une autre moyen de subsister que celui de vivre dans cette société, on peut trouver en lui des applications très utiles, afin de n'être pas la dernière roue du carrosse. Il est en quelque sorte une arme pour survivre en société. Mais que de mesquinerie dans cette lutte ! Je vous accorde qu'il faut être bien vil pour accepter ce jeu et je comprends qu'une nature altière comme la vôtre s'en offusque de tous ses pores seigneuriaux.

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  2. Je ne suis pas encore aussi expert que vous en développement personnel, cher Marginal, mais c’est vrai tous ces bouquins aux titres aguicheurs titillent ma curiosité. Il faut dire que quand on vous promet le bonheur assuré (j’ai apprécié votre métaphore sur le caractère mécanique de celui-ci) et un « pouvoir illimité », il est difficile de ne pas être séduit ! Il y a de bonnes choses dans le développement personnel, et vous expliquez on ne peut mieux son utilité concrète dans le monde d’aujourd’hui. Peut-être un jour maîtriserai-je aussi bien que vous tous les arcanes de la psychologie relationnelle ! Mais le plus admirable, c’est que bien que virtuose en la matière, vous dédaignez cette supériorité triviale, et visez plus haut encore !

    Je vous remercie pour vos remarques, mais ne vous méprenez pas sur mon texte : je ne critique pas la pensée positive au nom d’une noblesse dont je serais pourvu, je fais observer que pour moi il y a plus de plaisir, plus de quiétude, plus de bonheur véritable dans l’attitude d’Épictète et de ses adeptes que dans la pensée positive, car celle-ci se situe encore au niveau des circonstances, et donc de l’inquiétude, de l’aliénation. Épictète et ses semblables, qui ne recherchent rien, sont non seulement plus nobles, mais surtout plus heureux que ceux qui restent prisonniers du jeu social. Bien entendu, c’est un idéal bien difficile à atteindre à notre époque, et toute votre œuvre, que j’invite mes innombrables lecteurs à aller lire (lien ci-contre), est la peinture sans concession de cette lutte entre la boue du monde et la puissance intérieure.

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  3. Grâce à vous, je lis, au travers de vous, je lis, moi qui ne lis jamais et m'en fais presque un honneur.

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  4. Merci pour ce commentaire, Brebis Galleuse. Je sais que vous avez un sens de la justice et de la vérité très aigu, alors ça fait plaisir.

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  5. Cher Laconique, je vois que vous frayez avec la Brebis, mai ça ne m'étonne pas d'un diable à pattes de bouc comme vous !

    Salutations à la Brebis et à vous.

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