13 août 2025

Trois grands romans : II. Stephen King : Simetierre



« En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée. Belle, noire, avec un beau lustre morbide.  »

« Le second roman qui m’a marqué à vie, c’est Simetierre, de Stephen King. Si tu t’intéresses un peu aux romans de Stephen King, tu verras qu’il s’est développé une aura tout à fait particulière autour de ce roman. Sur les forums, sur les sites de vente en ligne, il a des fans indéfectibles, qui le considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de King, qui n’imaginent même pas qu’un autre titre puisse entrer en concurrence avec lui. Et ce qui est toujours associé à Simetierre, c’est une noirceur absolue, le plus noir de tous les romans de Stephen King. Les deux vont ensemble : la noirceur et la fascination.
« Et ce qui est amusant, c’est que c’est précisément le sujet du livre : le lieu maléfique, qui attire dans la proportion même où il est néfaste. King a mis le doigt sur une tendance très profonde et souvent cachée de la nature humaine : la fascination de l’abîme, l’impossibilité de s’arrêter une fois que l’on a descendu d’une marche vers les ténèbres, la volonté au contraire d’accélérer le mouvement. Ce sentiment est rendu de manière viscérale dans la plupart des grands écrits de King, qui luttait lui-même à l’époque contre des addictions diverses (alcool, drogues). Le lecteur s’identifie à Louis Creed, le personnage principal : il veut franchir la limite, voir ce qu'il y a derrière, quel que soit le prix à payer. On sent l’influence de Lovecraft dans ce lieu maudit : un endroit d’une antiquité immémoriale, préhumaine, habité par des forces quasi originelles et pour lesquelles l’histoire humaine n’est qu’une péripétie sans conséquences. Il a situé ce lieu dans les bois, un endroit hautement symbolique, à la fois familier et mystérieux. Et ce "simetierre" agit comme une "matrice à histoires" : à travers lui c'est tout le passé de la ville de Ludlow qui se raconte de génération en génération.
« Comme toujours avec King, sa grande force réside dans la proximité qu’il arrive à établir avec les vies mêmes de ses lecteurs. Quiconque a perdu un animal de compagnie sait que c’est là une occasion de toucher la mort du doigt, avec tout ce qu’elle inspire de sentiments troubles, de tristesse, de remords d’une certaine façon. Aussi King n’a-t-il aucune difficulté à entraîner son lecteur dans son périple à partir d’un incident aussi banal que la mort d’un chat. Oui, à partir de là, le lecteur se dit : « Je suis passé par là, je suis prêt à te suivre. » Et pour un périple, c’est un sacré périple, on peut dire que le lecteur est servi. Le vrai sujet du roman, comme tous dans les classiques de Stephen King, ce n’est d’ailleurs pas tant le surnaturel que la force des liens familiaux, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont ces liens, que nous connaissons tous, liens à la fois doux et insupportables, qui font vivre ses personnages, qui les font agir, et qui finalement les entraînent à leur perte. Comment ne pas être pris dans les rets d’un roman qui nous atteint ainsi au plus intime de nos vies ? Oui, dès la première page, dès la première ligne, on est embarqué, ce roman est une spirale dont il est impossible de s’extraire jusqu’à sa fin glaçante. (Je me souviens du soir où j’ai lu la dernière page. Je devais avoir douze ans. Je me souviens du lieu où je me trouvais. Je me souviens de tout ce qui m’entourait alors, comme si une poinçonneuse glaciale avait enfoncé cette terreur électrique jusqu’au plus profond de mon cerveau.)
« Le roman n’est pas parfait, non. Il y a des longueurs, beaucoup de longueurs, mais c’est le parti qu’a choisi King, et c’est un pari gagnant. Plutôt que de représenter une succession de scènes horrifiques, il a préféré mettre en place une ambiance particulière, pesante, lourde de craintes familiales et de menaces surnaturelles. Les quatre cinquièmes du roman ne sont au fond qu’une longue exposition, l’horreur proprement dite est concentrée sur quelques dizaines de pages au plus, mais c’est ce qui fait la force du livre : cette espèce d’émanation continue du mal qui rode sans frapper, qui imprègne tout, qui attend son heure avec la patience des puissances immémoriales.
« Simetierre est un grand roman, un classique à tous égards. Il est mené du début à son terme avec un savoir-faire, une dextérité hors pair. L’expérience qu’il procure représente la quintessence de la puissance de la littérature, une expérience de la durée qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. C’est un classique de la littérature fantastique, qui repousse les limites de ce que l’on croyait pouvoir imaginer en termes de tristesse, de douleur, de peur, de noirceur et d’horreur absolue. »

30 juillet 2025

Trois grands romans : I. Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Je n’aime pas beaucoup les romans, me dit-il. Je t’avoue que j’ai du mal à les finir, en général ils me tombent des mains. Mais il y a trois grands romans que j’ai lus et relus, et que je considère comme les sommets du genre. Ils font vraiment partie de ma vie, et la proximité est telle que j’ai presque l’impression qu’ils émanent de moi, plus encore que de leurs auteurs.
« Le premier de ces romans, c’est Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Ce qui fait la richesse de ce roman, c’est l’extraordinaire profondeur des personnages. Fiodor Karamazov est sans doute le personnage le plus fascinant de toute la littérature romanesque. Par certains côtés il ressemble à Schopenhauer : c’est une sorte de vieux cynique rempli de désirs salaces, intelligent, calculateur, froidement égoïste, et en même temps un vrai bouffon. Comme toujours chez Dostoïevski, les personnages sont revêtus d’une signification sociologique : Fiodor Karamazov représente le siècle parvenu à maturité, les mauvais penchants intégrés et rationalisés après les débordements spontanés de la jeunesse, le mal du monde qui s’installe et qui dure. Il y a plusieurs couches derrière son œil malicieux : c’est un damné qui se sait damné, qui en a pris son parti, et qui ne manque pas d’un certain savoir-vivre, d’un certain charme. Il arrive à susciter la sympathie du lecteur malgré tous ses défauts. Et il y a Ivan Fiodorovitch, peut-être plus fascinant encore. C’est autour de lui que se noue en fin de compte le drame de cette histoire. C’est lui le véritable meurtrier en définitive. Ivan Fiodorovitch c’est toute l’angoisse métaphysique de Dostoïevski, mais sans la foi comme lumière au bout du tunnel. C’est la nuit qui recouvre tout, dans la lucidité la plus complète, dans la pleine conscience morale, dans l’intelligence et la maîtrise de soi. Le chapitre "Révolte" dans lequel Ivan ouvre son cœur est extraordinaire, inoubliable.
« Je t’ai cité ces deux personnages, mais tous sont remarquables, y compris les femmes, Katerina Ivanovna et Grouchenka. Et que dire de Smerdiachtchaïa, la folle, la vagabonde, qui est aussi à l’origine du drame d’une certaine façon ?
« C’est vraiment un roman unique. Dans un certain sens il est d’ailleurs frustrant : on a l’impression qu’il ne s’y passe rien, l’intrigue n’avance pas, le meurtre annoncé n’arrive jamais. Mais l’atmosphère du roman est telle qu’au fond cela ne compte pas vraiment. Et ce qui fait cette ambiance, c’est son cadre : une petite ville de province, un trou perdu, on ne sait trop où. Dostoïevski a renoncé à toutes les facilités romanesques que pouvaient lui procurer le cadre d’une mégalopole comme Saint-Pétersbourg. L’action se déroule dans un endroit où il n’y a rien à faire, où la seule animation est causée par un monastère orthodoxe rempli de vieillards exaltés (les fameux startsy). C’est comme une métaphore du désert du monde. Dès lors, toute l’attention se porte sur les controverses théologiques. Et à l’arrière-plan de toutes ces discussions, le mal rôde, rampe, et finit par éclater.
« Oui, je pense vraiment que Les Frères Karamazov est le plus grand roman jamais écrit. Ce n’est pas un roman parfait, pas du tout, mais c’est un roman habité, habité par l’Esprit, et peut-être aussi par le diable. »

16 juillet 2025

Une prophétie

Il faisait un soleil de plomb sur le bâtiment du FBI lorsque MacFarlane pénétra dans le bureau de son supérieur. La clim avait cessé de fonctionner et un grand ventilateur tournait nonchalamment ses pales dans la pénombre de la pièce, dont tous les stores avaient été baissés.
MacFarlane s’assit pesamment sur la chaise en face de Smith, et lui tendit une feuille de papier.
« Lisez ceci », lui dit-il.
Smith baissa les yeux sur la feuille de papier et lut les mots suivants : « Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. »
« Ces lignes, reprit MacFarlane, proviennent d’un blog français appelé "Le Goût des lettres", dont l’auteur est inconnu. Elles ont été publiées le 14 août 2024, dans un article intitulé "Un oracle". Quatre mois exactement avant la nomination de François Bayrou au poste de Premier ministre. C’est… Je ne sais pas quoi dire, John… Apparemment… » MacFarlane déglutit. « Apparemment il y a quelqu’un en France qui est capable de prédire l’avenir. »
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Smith gardait les yeux fixés sur la feuille de papier.
« Ces lignes datent vraiment du 14 août 2024 ? finit-il par demander. Les gars de l’informatique ont vérifié ?
– Oui, répondit MacFarlane. Il n’y a pas de doute. »
Nouveau silence. Le ventilateur semblait murmurer une mélopée lascive. De grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de Smith. Celui-ci restait immobile, comme pétrifié. Puis il leva les yeux sur MacFarlane, très lentement, et : « Tout ceci ne prouve rien, finit-il par dire. Il vient du sud-ouest, et alors ? Agrégé de Lettres ? Je suppose que Bayrou n’est pas le seul agrégé de Lettres en France, si ? Un paysan ? Mais bon Dieu MacFarlane, la moitié de la France est rurale ! Un défaut d’élocution ? Mais nous avons tous un défaut d’élocution ! Tout ceci ne prouve rien.
– Mais enfin John… tenta de répondre MacFarlane avec désespoir.
– Taisez-vous Farrel ! le coupa Smith. Tout ceci ne prouve rien. Écoutez, si le petit malin qui a écrit ces lignes avait pensé à François Bayrou, il aurait écrit : "François Bayrou gouvernera", noir sur blanc. Il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qu’il avait en tête et je ne veux pas le savoir. Tout cela ce sont des putains de coïncidences, rien de plus ! Il n’y a pas d’affaire là-dessous, il n’y a rien. Maintenant, sortez ! »
MacFarlane ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il se leva prestement, fit demi-tour et sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui.

18 juin 2025

Fragments, juin 2025


Oncle Vania de Tchekhov, La Transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick : amusant de voir comme ces deux œuvres, si éloignées dans l'espace et le temps, ont au fond un sujet similaire : celui du grand intellectuel, universitaire renommé, complètement enfermé dans la haute opinion qu'il a de lui-même, et dont la vie personnelle et familiale est un désastre. Dans les deux cas, pour Sérébriakov comme pour l'évêque Archer, c'est leur entourage qui pâtit de leur cécité émotionnelle, mais ils n'en persévèrent pas moins l'un et l'autre jusqu'au bout dans leur rôle, en personnages à la fois pathétiques et sublimes. Sujet semble-t-il intemporel, contemporain en tout cas de ce double phénomène caractéristique de l'époque moderne : la démocratisation (sécularisation) de la culture d'une part, et, d'autre part, le fait que celle-ci, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, ne soit plus reliée à rien de vraiment important aux points de vue existentiel et social. Le grand intellectuel devient dès lors une sorte de Don Quichotte inapte à évoluer hors de sa sphère imaginaire.

– Kant : le simple fait qu'il établissait de façon absolue une corrélation entre la moralité et une béatitude d'ordre métaphysique (post mortem) suffit à faire de lui un philosophe et un être d'exception. C'est ce lien, à propos duquel il n'y avait aucun doute dans sa pensée, qui le distingue absolument de l'humanité commune, et qui le rend fascinant (par quoi on peut le rapprocher de Platon d'ailleurs).

– La philosophie vient toujours buter sur l'esthétique. Insuffisance dans ce domaine de Kant, Schopenhauer, Platon, si convaincants pour tout le reste... Les philosophes ont beau dire, l'œuvre d'art est toujours irrécupérable par la philosophie, irréductible à de simples concepts. L'impossibilité d'un accord universel autour d'une œuvre d'art quelconque ruine la prétention originelle de la philosophie à l'universalité. L'œuvre d'art représente l'irruption de la singularité dans le domaine abstrait, et donc au fond la réfutation de toute la discipline philosophique.

– La volonté historique de l'Église de concilier la Bible avec Platon et Aristote a fait passer l'Occident à côté du grand problème de la vérité elle-même. Comment expliquer la coexistence de ces deux gigantesques paradigmes ? L'un des deux est-il faux ? Mais alors comment tant d'hommes si remarquables ont-ils pu s'y épanouir, comment ont-ils pu donner naissance à des civilisations entières ? Comment l'erreur a-t-elle pu germer dans un cerveau humain ? Comment peut-on vivre en dehors de la vérité ? Comment la vie peut-elle être séparée de la vérité ? Comment la vérité peut-elle n’être pas évidente, n’être pas une ? Autant de questions fondamentales que la conciliation opérée par l'Occident ne lui a pas permis de se poser.

La vraie vie. – Non, je l'ai mal connu. Mais je pense que ce qui le touchait le plus au monde, c'était ces œuvres monumentales dans lesquelles il pouvait se perdre, et vivre en quelque sorte une vie de substitution. Quand il était jeune, il a passé plusieurs années, littéralement, à lire La Recherche du temps perdu de Proust. C'était la chose la plus importante pour lui à cette époque. Et ensuite son obsession pour les œuvres monumentales de Wagner : le Ring, Parsifal. Et plus tard encore, Twin Peaks de David Lynch. Je sais qu'il a écrit un article assez sévère et injuste (comme toujours avec lui) sur cette série, mais elle l'a profondément marqué, il n'a cessé d'y repenser par la suite. Ces dizaines d'heures de ressassement morbide, d'esthétisme décadent, accompagnées par le son lancinant du synthétiseur, cette quintessence de la fiction, ce monde parallèle dans lequel on pouvait se plonger, et où tout faisait sens, tout était signifiant, tout était revêtu de charge esthétique, ça le fascinait. Bien entendu, tout cela n'était d'aucune utilité sociale – il n'a jamais pu parler de Wagner avec quiconque par exemple –, mais c'était peut-être ce qui comptait le plus pour lui. Il repensait alors à la phrase de Nietzsche : « Le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique. » Il lui suffisait de lire quelque part le nom de Wagner ou de Twin Peaks pour se sentir figé sur place, comme frappé par la foudre. C'était très étonnant.

21 mai 2025

Fragments, mai 2025

Mulholland drive
- David Lynch : derrière une apparence d'anticonformisme et de subversion, c'est en réalité l'art le plus moral qui soit. C'est un art moral en ce qu'il transfère de la valeur à certains topoï abstraits, qui sont automatiquement porteurs de charge religieuse (sacrée), et qui justifient l'œuvre entière : l'association entre une blonde tourmentée et une brune pulpeuse, que l'on retrouve dans quasiment chacune de ses œuvres (Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive, etc.), et qui vient directement du Vertigo d'Hitchcock, est le plus caractéristique de ces lieux communs esthétiques qui, comme tout ce qui est d'ordre moral, trouvent leur justification en eux-mêmes, et ne sont subordonnés à aucune valeur supérieure. Chez Lynch, la beauté féminine vénéneuse est porteuse de valeur esthétique en soi, elle se veut directement génératrice de la valeur esthétique de l'œuvre au sein de laquelle elle se trouve (ce qui n'était pas du tout le cas chez Kubrick par exemple). Et l'on voit donc que derrière l'apparence d'un art subversif et antibourgeois (toute cette violence, toute cette sexualité...), c'est vraiment de l'art moral à l'état pur dont il s'agit ici, puisque c'est un art porteur de valeurs (qui sont exactement celles de la société de consommation) considérées comme positives en soi, et qui, loin de devoir justifier leur légitimité en tant que valeurs (ce qui est normalement attendu de tout ce qui relève de l'axiologique), sont au contraire elles-mêmes à la base de l'échelle des valeurs, et dispensatrices de la justification pour les êtres et les œuvres au sein desquels elles se manifestent.

- Il est intéressant d'observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n'y a pas d'autre mot) à l'égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C'est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il qualifie saint Augustin d'« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu'à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l'un comme chez l'autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n'est pas le christianisme qui est en cause, après tout l'un comme l'autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c'est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L'explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu'au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l'existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l'auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s'agit donc pas là tant d'une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l'horreur que leur causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s'empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l'histoire et le summum de la distinction intellectuelle.

- Pourquoi la parole sur internet est-elle si dévalorisée ? – Parce qu'elle n'est rattachée à rien, pas même à une identité. – Ce qui donne du poids à la parole des personnages bibliques, ou à ceux de l'épopée, c'est qu'elle les engage. Quand Abraham ou Moïse parlent, ou Marie, ou Achille dans l'Iliade, c'est leur vie qu'ils engagent, et qui s'en trouve modifiée. Même dans notre vie quotidienne, notre parole est toujours liée à notre individualité, elle renvoie à notre être, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec elle. Mais la parole sur internet ne renvoie à rien, n'engage à rien, n'a jamais de conséquences, elle flotte dans le vide et peut se permettre toutes les outrances impunément. C'est la disjonction ultime entre la parole et l'être, et donc finalement la mort de la parole, laquelle ne signifie plus rien, n'est plus reliée à rien de véritablement engageant.

30 avril 2025

Brigham Young, une vie biblique

Brigham Young, une vie biblique
Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« J’aime beaucoup lire la Bible, lui dis-je. Mais enfin, il faut reconnaître que ce sont là des histoires qui appartiennent au passé, à un Orient mythique et fabuleux. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec notre vie quotidienne, et il me semble que vous autres protestants vous attachez trop d’importance à la lettre de ces vieux textes. C’est là le ferment du fondamentalisme et de l’intégrisme. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je ne suis pas d’accord avec toi, me dit-il. Tu aurais tort de penser que ce ne sont là que de vieilles histoires périmées, et qu’il est impossible de mener une vie biblique de nos jours. Je vais te citer un exemple qui n’est pas si ancien, puisqu’il remonte au dix-neuvième siècle. Il s’agit de la vie de Brigham Young, le premier successeur de Joseph Smith à la tête de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (mormonisme).
« Brigham Young est né en 1801, dans le Vermont. Il menait une vie laborieuse avec son épouse et ses enfants, lorsqu’il découvrit le Livre de Mormon, en 1830, juste après sa publication. Après un certain temps d’hésitation, il finit par se convertir et par rejoindre Joseph Smith. Il exerça dès lors une activité missionnaire et devint membre du premier collège des douze apôtres. Après la mort tragique de Joseph Smith en 1844 dans l’Illinois, il devint le second président de l’Église, et, pour échapper aux persécutions, tel un nouveau Moïse, il s’engagea sur les routes de l’exode avec ses fidèles. Équipés de chariots à bœufs et de charrettes à bras, les pionniers traversèrent les plaines gelées du Midwest et finirent par arriver face à un immense lac salé, le 24 juillet 1847. Ils donnèrent à cet endroit le nom de Salt Lake City.
« Pendant plus de trois décennies, il fut le pasteur de son Église et le gouverneur du territoire de l’Utah. À ce titre, comme un nouveau David, il fut chef de guerre lors du conflit de l’Utah, en 1857.
« Comme Salomon en son temps, il fut à l’origine de la construction du grand temple de Salt Lake, qui ne fut achevé qu’après sa mort.
« À l’image des patriarches bibliques, il pratiqua le mariage plural : il eut cinquante-six épouses, et cinquante-neuf enfants de seize d’entre elles. C’est moins que Salomon et ses sept cents épouses, mais sans doute plus que David.
« À sa mort, il était l’homme le plus riche de l’Utah, et un chef respecté sur les plans politique et religieux. Il s’éteignit en 1877, rassasié de jours et dans la crainte du Seigneur. Il a aujourd’hui sa statue au Capitole, à Washington.
« Comme tu le vois, Brigham Young a mené une vie authentiquement biblique. Il s’est converti, il a conduit ses hommes sur les chemins de l’exode, il a été prophète et législateur, il a fondé une dynastie, il a laissé des oracles.
« Si Brigham Young avait été socialiste et athée, aurait-il pu, dis-moi, accomplir tout cela ? Il aurait été, au mieux, professeur dans le Vermont, ou théoricien révolutionnaire. Le paradigme biblique est le seul, strictement, qui était en mesure de lui permettre d’accomplir de si grandes choses. Je te prie donc de montrer un peu plus de respect à l’égard de ce que tu appelles ces « vieilles fables de l’Orient ». Comme le dit l’Écriture : « La crainte du Seigneur prolonge les jours. Par la bénédiction des hommes droits s’élève une ville. »

9 avril 2025

Fragments, avril 2025



- Lu Contre les Galiléens de Julien l'Apostat : l'auteur y attaque les chrétiens en s'appuyant sur les Écritures juives, ce en quoi il n'a pas toujours tort et rejoint certaines vues modernes (protestantes). Il est significatif de voir à quel point, dès cette époque, le paradigme antique avait disparu : toute la critique de Julien repose sur des vues bibliques, il ne s'agit pas du tout d'un retour à Platon ou à Homère, une fois que la vision biblique du monde s'est imprégnée chez quelqu’un, il est quasiment impossible de l'extirper (histoire de la gauche).

- Saint Thomas d'Aquin : au fond, toute la Somme théologique repose sur de la violence : violence de l'argumentation, violence de la raison. On assène au lecteur des vérités, on le contraint à croire. C'est le contraire de toute la démarche biblique, qui repose sur la douceur, le libre choix, la relation immédiate et vivante entre l'homme et Dieu.

- Woody Allen : il y avait une chaleur humaniste dans ses films des années quatre-vingt, qui a commencé à disparaître à partir des années quatre-vingt-dix, à partir des années Clinton (Harry dans tous ses états). Je ne sais pas ce qui s'est passé. C'est comme s'il avait été rattrapé par la logique propre au cinéma (ou celle de l'époque ?), qui l'a poussé à cultiver toujours davantage les émotions les plus accessibles, les plus vulgaires, les plus universellement rentables : le cynisme, la dérision, la jeunesse, la sexualité, etc.

- Il y a une certaine bêtise chez Sénèque, évidente quand on le compare à des auteurs plus fins comme Ovide, Pétrone, Juvénal. Mais c'est précisément cette lourdeur, ce manque de finesse, qui lui donnent toute sa valeur en tant que philosophe, que directeur de conscience : il est comme un bœuf qui creuse toujours le même sillon, et dont le caractère répétitif et laborieux fait tout le prix. Ce qui lui manque en finesse et en vivacité, il le compense par la constance et l'opiniâtreté. Et ce sont d'une certaine manière les qualités propres au philosophe qui sont ainsi mises en évidence : contrairement à une idée reçue, ce n'est pas l'intelligence qui est hypertrophiée chez eux, mais c'est la force de la volonté, l'obstination à rester coûte que coûte fidèles à leur ligne. Sénèque ou Épictète, plus fins, plus souples, plus attentifs aux autres et aux circonstances, en auraient été moins authentiquement philosophes.

12 mars 2025

Pacôme Thiellement : Infernet


Lu Infernet, de Pacôme Thiellement. Il s’agit de la mise par écrit d’une série de chroniques vidéo que l’auteur a faites pour le média Blast, et dans lesquelles il revient sur plusieurs épisodes emblématiques (et souvent tragiques) de l’ère d’Internet aux États-Unis : les affaires Gabby Petito, Marina Joyce, Mother God, Elisa Lam, etc. Le choix des sujets est très bon, en ce que l’auteur a vraiment sélectionné les histoires les plus révélatrices de tout ce petit monde d’Internet, de Facebook, d’Instagram : un monde fait de narcissisme, de bêtise, d’ennui et de fuite de la réalité. Ces récits sont suivis par un texte autobiographique, intitulé « Internet et moi, une confession », dans lequel l’auteur relate avec une grande franchise ses mésaventures sentimentales via Facebook.
Que dire de cet Infernet ? Il faut reconnaître à l’auteur un vrai talent de conteur. Ces histoires sordides sont souvent captivantes, et relatées avec beaucoup de rythme et de savoir-faire. À cet égard c’est une lecture très plaisante. Là où le bât blesse, c’est que Pacôme Thiellement ne se contente pas de raconter, il prétend aussi analyser, expliquer, juger. En un mot il a aussi des prétentions intellectuelles. Et dès qu’il bascule dans ce registre, il tombe dans la lourdeur et les platitudes, telles que : « Les représentations de la divinité ont toujours été un mélange des deux grandes aspirations contradictoires de l’humanité : la quête de justice et l’appétit du pouvoir. » Voilà une question millénaire rondement élucidée ! Et toutes ces petites histoires piquantes et dérisoires de notre modernité sont examinées à travers le prisme de cette philosophie de comptoir, pataude et contente d’elle-même. Le problème c’est que Pacôme Thiellement, si sympathique qu’il puisse être par ailleurs, n’est ni un penseur ni un sociologue.
Ce n’est pas un penseur : il est totalement dépourvu de ce caractère délié de l’esprit, de cette fermeté de la vision et du propos, de cet empire sur soi-même qui caractérisent les vrais penseurs. Il vient du monde de la bande-dessinée, de Hara-Kiri et du professeur Choron, de la dérision et du rire gras. Dès qu’il s’efforce de réfléchir, de prendre de la hauteur, il tombe dans les clichés, dans les formules toutes faites. Le monde de l’abstraction n’est pas fait pour lui, c’est un enfant des images et des écrans, comme tant de nos contemporains. D’où le côté laborieux de ses analyses.
Et ce n’est pas un sociologue : on ne trouve dans Infernet aucune réflexion d’ensemble sur le phénomène d’Internet, en le replaçant dans les perspectives plus larges de l’aliénation technicienne et de la désagrégation émotionnelle moderne. Il se contente d’enfiler les lieux communs sur l’être humain qui a soif de reconnaissance et d’amour. Comme s’il s’agissait seulement de cela ! Le gnostique Thiellement n’est doté d’aucune base théorique (marxiste, biblique, platonicienne, freudienne, que sais-je) qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes qu’il observe. Il se contente dès lors de jugements moraux de surface sur la nocivité de Facebook, sans jamais approfondir vraiment les ressorts fondamentaux du système qu’il a sous les yeux.
Et c’est là l’aspect le plus irritant – et paradoxal – de cet Infernet : en critiquant Internet, Thiellement est tombé précisément dans le travers principal d’Internet : l’enchaînement de poncifs péremptoires en guise de pensée. C’est comme s’il avait été contaminé par son sujet. En lisant son livre, on a parfois l’impression de lire un post de forum ou un message Facebook. Ce sont les mêmes formules définitives et creuses, faisant appel aux capacités les plus superficielles de l’intelligence. Que tout cela est lourd, mon Dieu… Suis-je donc si différent des autres ?

12 février 2025

Fragments, février 2025


- Umberto Eco, Le Nom de la Rose : c'est de l'érudition folklorique. Le regard à travers lequel est vu cet univers de piété et de réclusion, c'est bien celui de l'utilitarisme technicien. Toutes les idoles modernes sont valorisées : la sexualité féminine, l'image, le rire, la liberté, la subversion, la science, le progrès. Et tout le reste est rejeté dans le domaine du folklore et de l'obscurantisme. Avec des inventaires à la Prévert pour bien faire ressortir l'artificialité de cette ferveur monacale, son côté pittoresque, dépassé. Et c'est la raison pour laquelle l'adaptation au cinéma allait pour ainsi dire de soi : c'est exactement le même paradigme, les mêmes valeurs.

- Barry Lyndon de Kubrick : ce qui est intéressant avec cette adaptation, c'est que Kubrick a suivi le chemin rigoureusement inverse par rapport à la plupart des adaptations : il y a, dans la plupart des romans, quelque chose de noble qui se perd au cinéma, lequel a tendance à tout rendre plus prosaïque. Mais pour Barry Lyndon c'est l'inverse : le roman est une chronique au vitriol, foisonnante, cynique, un peu débraillée, et Kubrick en a fait une tragédie altière et mélancolique. Le cinéma de Kubrick est un art froid qui tend à l'intellectualisation et à l'abstraction : le même processus a eu lieu avec son adaptation de King, de Schnitzler, etc.

- L'immoralisme – nietzschéen, gidien – ne tirait son prestige, son autorité, sa puissance d'attraction, que parce qu'il s'exprimait au sein d'un monde de normes et de contraintes morales. Alors il se détachait sur ce fond d'austérité et brillait de tous ses feux. Mais une telle posture n'est plus du tout possible aujourd'hui : l'effondrement de leurs adversaires d'hier a rendu caduc tout ce qu'il pouvait y avoir de distinction chez eux, et a transformé leurs fines jouissances d'esthètes en une quête universelle du plaisir, en un plat conformisme égoïste et obtus. Jamais les fruits d'une victoire n'ont été si amers au cours de l'histoire.

15 janvier 2025

Controverse sur Woody Allen


POUR : - En définitive, me dit-il, peu de choses dans la vie m’auront procuré autant de bonheur que de regarder les films de Woody Allen. J’ai les DVD de tous ses films depuis Annie Hall, ce qui fait quarante-quatre DVD, toute une étagère. J’en ai vu certains cinq ou six fois. Certains de ses films récents sont un peu moins bons, bien sûr, mais la série qui va de Annie Hall (1977) à Une autre femme (1988) est admirable, glorieuse, une suite de chefs-d’œuvre, d’une sensibilité et d’un tact extraordinaires. Figure-toi que de 1979 à 1984, sur cinq films, quatre sont en noir et blanc, et ce sont quatre chefs-d’œuvre : Manhattan, Stardust Memories, Zelig et Broadway Danny Rose. Quel autre réalisateur, à la fin du vingtième siècle, pouvait ainsi s’offrir le luxe de tourner quatre films en noir et blanc pour de pures raisons esthétiques ? C’est un long solo de jazz à Central Park, un après-midi d’automne pluvieux. Il y a tout dans ces films : la qualité de l’écriture, la fluidité de la mise en scène, du montage, et surtout un sens de l’humanité dans ce qu’elle a de plus authentique : l’art, l’amour, l’humour, l’élégance du désespoir. Avec cette patine de la photographie de Gordon Willis qui hisse ces œuvres au statut de classiques. Il oscille avec aisance entre Tchekhov, Bergman et Chet Baker. Il fait partie de moi comme aucun autre cinéaste.

CONTRE : - Peu de réalisateurs sont aussi dangereux et néfastes que Woody Allen, me dit-il. Bien sûr, ses films sont plaisants à regarder. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, aspire à donner un certain tour philosophique et spirituel à son rapport au monde, Woody Allen représente vraiment le contraire de ce qu’il faut faire. Il détend toutes les cordes de la sagesse et de la virilité, et il alimente tous les penchants pathologiques à l’alanguissement et à la mollesse. Il place ses actrices sur un piédestal, s’inscrivant ainsi totalement dans le grand courant du monde moderne qui consiste à mettre la femme au centre de tout. Il bouche complètement la moindre perspective sur le Ciel et sur l’idéal, distillant son nihilisme ravageur à coups d’ironie et de sarcasmes. Il épouse sans réserve la grande tendance de notre époque à la superficialité, manipulant en virtuose tous les rouages de la sentimentalité pour parvenir à ses fins. Ce qu’il génère, c’est de la fébrilité, de l’instabilité, tout ce que les anglo-saxons appellent neediness. Et c’est un escroc, un faux intellectuel : il parsème ses platitudes de références littéraires pour épater le bobo (et il faut reconnaître que cela a admirablement fonctionné), mais le fond reste atterrant de conformisme. Ce n’est pas qu’il soit mauvais dans son art, mais il est mensonger, destructeur, vraiment dangereux.