Lorsque j’étais petit, l’image de la droite était associée pour moi à des notions solennelles et un peu ennuyeuses : l’ordre, la morale, la messe, etc. De son côté, la gauche représentait pour moi la subversion, la rébellion, l’immoralisme, etc. Cette vue était bien entendu naïve. Il est bien évident que les élites bourgeoises et aristocratiques étaient mues par des ressorts souvent égoïstes et immoraux, derrière une façade moraliste, attitude dénoncée dès les temps bibliques sous le nom d’« hypocrisie ». Mais le petit peuple de droite, quant à lui, souvent encore imprégné de religiosité populaire, restait attaché à certaines valeurs, à certaines attitudes, que l’on peut regrouper sous le nom de « morale ». Pour ce petit peuple de droite, la morale voulait dire quelque chose, renvoyait à quelque chose de déterminé, de réel, et de hautement estimable. Comment les choses ont-elles évolué à cet égard ? Quels sont les symptômes et les révélateurs de cette évolution ?
Venons-en à Nicolas Sarkozy. La première remarque que je ferais à ce sujet se situe sur un autre plan, purement technicien et sociologique. Il n’a échappé à personne que les médias télévisuels, depuis son incarcération, ont très majoritairement pris sa défense. Les voix discordantes (Médiapart en particulier) sont rares, souvent cantonnées à des médias de second ordre, tandis que les avocats de Nicolas Sarkozy étaient présents aux heures de grande écoute sur les principales chaînes d’information. Il y a un facteur à prendre ici en compte, lequel n’a, à vrai dire, pas grand-chose à voir avec la morale, c’est celui de la nature du média concerné. En examinant attentivement les choses, on se rendra compte que l’élection de 2007 était au fond la dernière avant l’avènement de masse d’internet, la dernière élection présidentielle française lors de laquelle la télévision représentait le moyen de communication hégémonique. Et si Nicolas Sarkozy l’a remportée si brillamment, c’est parce qu’il représente la quintessence de « l’homme télévisuel », du showman capable d’électriser les foules par le seul magnétisme de son verbe, de ses mimiques, de son « charisme ». Il est à peu près certain que si le choix entre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou avait dû se faire sur le seul examen des programmes écrits des candidats, la superficialité franchement démagogique de celui de Sarkozy serait apparue bien plus nettement, et les résultats auraient été sensiblement différents. Dans l’élection de 2007, le facteur émotionnel a en fin de compte été prédominant, et celui-ci est directement lié à la nature même du média télévisuel. Le tropisme outrancièrement pro-Sarkozy des médias télévisuels, dans sa couche la plus profonde et la plus fondamentale, s’explique donc ainsi : la télévision se sent (à juste titre) touchée dans son être même par le sort qui est malgré tout, après tant d’années, réservé à Nicolas Sarkozy, créature purement télévisuelle, engendrée par la télévision, à laquelle l’ancien président a offert d’innombrables heures de spectacle hypnotisant. Avant même de parler de morale, de justice, de droit, il faut donc dans ce cas parler de technique : le média irrationnel, qui s’adresse aux sens, à l’émotion, qui ignore l’écrit et la logique, a spontanément et de façon viscérale rendu hommage à sa plus parfaite incarnation.
Mais ce n’est là que la dimension technicienne de ce drame. Le nœud de l’absence de prise de conscience réelle de ce qui s’est passé avec Nicolas Sarkozy réside ailleurs, dans un phénomène bien plus général et bien plus grave, à savoir dans la disjonction profonde entre la droite et la morale. La droite, avons-nous dit en préambule, était jusqu’alors liée de façon ontologique à la morale, de manière au moins verbale chez ses élites, de manière plus authentique chez les électeurs de base. Ce que la tragédie de 2007 a mis en lumière, c’est donc l’apparition de ce phénomène qui n’a cessé de se confirmer partout depuis, ce phénomène de l’anti-moralisme assumé de la droite. Une illustration en est fournie de façon très éloquente sur le plan littéraire par l’appréciation réservée à l’œuvre de Michel Houellebecq. On sait que la droite, Le Figaro, Valeurs Actuelles, Eugénie Bastié, tant d’autres dans ce courant, vouent une grande admiration à l’auteur d’Anéantir (lequel est d’ailleurs, ce n’est pas un secret, plus ou moins ami avec Nicolas Sarkozy, avec lequel il a eu l’occasion de dîner – l’information est sortie dans la presse – dans des palaces parisiens). Or quelle est la position de Houellebecq à l’égard de la morale ? Il déteste les humanistes, les donneurs de leçon, il tourne en dérision le catholicisme, il rejette tout ascétisme et toute transcendance, il place le souverain bien dans le grand paradigme sentimentalo-régressif contemporain de « l’amour », du couple, et en définitive de la « pipe », pratique obsessionnelle chez lui, figure sublime de l’assomption au sein du nirvana houellebecquien (pour une analyse plus détaillée du cas Houellebecq, voir cet article). La faveur dont jouit Houellebecq à droite illustre à quel point celle-ci n’a plus rien à faire avec la morale, se moque complètement de la morale, à quel point la morale est devenue pour la droite une catégorie vide de sens et de contenu.
Et c’est ici que nous rejoignons Nicolas Sarkozy. Toute l’élection de 2007 s’est jouée sur des thèmes exclusivement amoraux, intéressés. « Travailler plus pour gagner plus », tel était le slogan central de cette campagne. L’intérêt pécuniaire, la volonté de s’enrichir, le rejet de l’immigré, la soif de confort et de sécurité, tels étaient les grands thèmes d’alors. Tout ceci était l’expression d’une réalité bien simple, bien triviale : la droite avait cessé de croire à une quelconque morale transcendante, l’intérêt était devenu son seul horizon.
Ceci vaut la peine qu’on s’y arrête, car c’est là en définitive que se trouve la terrible explication de ce qui s’est passé. Jusqu’alors, dans l’histoire de l’humanité, l’aspiration morale de l’homme se caractérisait justement par un certain détachement à l’égard des intérêts immédiats. Si La République de Platon ou la Critique de la raison pratique de Kant sont de tels monuments philosophiques, c’est précisément parce qu’ils établissent qu’il faut être juste en toute circonstance, même lorsque cela s’oppose frontalement à nos intérêts, à notre confort, à notre bien-être, et de façon ultime à notre vie elle-même. Bien entendu, le christianisme n’a fait que surenchérir sur de telles conceptions, et il a eu sur les populations occidentales une influence à laquelle Platon, les stoïciens ou Kant n’auraient jamais pu prétendre. En un mot, la morale était reliée à quelque chose qui dépassait les limites de la vie humaine, à quelque chose de transcendant. Le comportement moral était intrinsèquement relié à une rétribution invisible, supra-sensorielle, transcendante. Mais avec l’effondrement de la croyance et de la pratique chrétiennes dans la génération du baby-boom, c’est en même temps le fondement transcendant de la morale qui a disparu. La morale s’est effacée, laissant la place à l’intérêt tout nu. C’est un fait : l’homme occidental, même de droite, surtout de droite, ne croit plus en rien, sinon à son intérêt à courte vue. Dès lors, il est devenu de plus en plus rare, de plus en plus atypique de s’aventurer dans le domaine moral. Au fond d'eux-mêmes, la plupart des électeurs de Nicolas Sarkozy savaient que celui-ci était moins moral que Ségolène Royal ou François Bayrou, qu’il pouvait avoir trempé dans des histoires un peu louches. Mais cela n’entrait pas vraiment en ligne de compte. Au contraire, il y avait un côté bad boy assez séduisant dans tout ceci. Et le même phénomène se retrouve à l’autre bout de l’histoire : dans le destin carcéral de Nicolas Sarkozy, on évoque des enjeux judiciaires, législatifs, politiques, rarement moraux. Ségolène Royal est à ma connaissance la seule responsable politique de premier ordre qui se situe sur le plan moral dans cette affaire. Elle est la seule qui touche du doigt le véritable drame de tout ceci : non pas le fait qu’un ancien Président de la République dorme en prison, mais le fait que la France ait été dirigée par un individu profondément corrompu et menteur.
Il ne faut pas s’y tromper, si les péripéties à venir de la tragédie de Sarkozy (lesquelles ne manqueront pas) seront si avilissantes pour la France et pour chacun de nous, c’est précisément pour cela : parce qu’elles indiqueront la cécité morale dont nous avons été affectés, laquelle, lorsqu’elle se situe à un tel niveau de responsabilité, corrompt tout le reste et marque d’une tache d’infamie, au regard de l’Histoire, toute l’époque au cours de laquelle elle s’est manifestée. Et le plus grave, le plus dramatique dans tout cela, c’est précisément que Nicolas Sarkozy n’est qu’un symptôme, particulièrement radical, mais nullement isolé, de cette déviance. Mais le phénomène de fond, lui, à savoir la perte de fondements objectifs de la morale et donc l’effacement de celle-ci sous le poids des intérêts antagonistes, immédiats et mesquins (et que sont donc les deux élections de Donald Trump sinon de nouvelles expressions de cette tendance ?), ne sera nullement enrayé par la manifestation progressive de l’effroyable vérité de l’affaire Sarkozy, et il y a fort à craindre que d’autres avatars du même mal se produiront, d’une manière ou d’une autre, dans les années à venir. D’autres générations subiront d’autres drames politiques, et comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la seule boussole politique devient l’intérêt ? Comment imaginer rebâtir ce qui a été détruit ? Que sont Platon, Kant et la Bible pour nous, sinon de vieux livres poussiéreux, soumis à la critique textuelle et à l’exégèse historique ? Que représente la morale pour nous, face au tourbillon des passions politiques et des intérêts matériels ? Quant à nous, nous qui avions vingt ans, trente ans, cinquante ans en 2007, nous porterons à jamais avec nous le poids de cette histoire, et il y a fort à craindre que l’enfer métaphysique promis à Nicolas Sarkozy étendra également ses ombres sur nous, nous qui l’avons écouté, élu, parfois aimé, nous qu’il a personnifiés et dont il représentera à jamais le visage collectif au Jour du Jugement.












