4 février 2016

Arthur Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation


       Relu quelques chapitres du Monde comme volonté et comme représentation, de Schopenhauer. De tous les ouvrages de philosophie que j’ai lus, aucun sans doute n’a exercé une telle emprise sur moi. Le sentiment de fusion entre le lecteur et le livre est total, le charme agit sur tous les plans : élégance de l’expression, rigueur et précision de la pensée, caractère vivant et varié des exemples, diversité des citations qui appuient toujours parfaitement le propos. On a l’impression de voir se déployer la vie elle-même sous nos yeux, avec une netteté et un contraste incomparables. Tant d’intelligence, formulée de manière si claire, ne peut pas manquer d’avoir un effet quelque peu étourdissant sur le lecteur : à chaque fois c’est toute sa personnalité qui chancelle, qui se trouve remise en question. Oui, vraiment, lire Schopenhauer est une expérience à nulle autre pareille, on n’est jamais rebuté, on s’enfonce dans cet univers comme dans un océan tiède et limpide. Ah ! comment pourrai-je oublier les après-midi d’été qui ont pris pour moi la teinte de cet ouvrage unique ?
       Et pourtant, ce confort même participe à la nocivité de Schopenhauer. Lire Platon est une gymnastique : on en ressort plus vif, plus autonome. Lire Schopenhauer, c’est se passer une chaîne autour du cou : on est charmé d’abord par ce guide si sûr de son fait, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’on est devenu prisonnier de sa manière de voir le monde. Il est significatif de constater que tous les grands lecteurs de Schopenhauer ont traversé, parfois de manière irréversible, des crises de désespoir terribles : qu’on songe à Maupassant, Nietzsche, Houellebecq. Moi-même, je me souviens de l’époque où j’étais sous l’influence de sa pensée comme de la plus triste période de ma vie, des mois de ténèbres qui ne prirent fin qu’un jour de mai lorsque j’ouvris un livre intitulé : Vies des hommes illustres. C’est que tout le système de Schopenhauer est profondément déprimant : considérer le sens de la vie comme une donnée unidimensionnelle, déterminée une fois pour toutes, c’est à la fois faux et désespérant. La vie ne devient vivable qu’à partir du jour où l’on admet que son sens n’est pas fixé d’avance, que c’est à nous de le créer, de l’imposer à tout ce qui nous entoure. En définitive, seule la liberté existe, et toutes les théories qui prétendent s’opposer à la liberté sont condamnées à déboucher sur le néant.

       Citations

       « Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. »
       Guy de Maupassant, Auprès d’un mort.

     « …mon premier et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer… »
       Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain.

       « Je pénétrai dans son Monde comme représentation et comme volonté (sic) avec un ravissement indicible, le lus de part en part, et le relus avec une application de pensée dont, durant de longs mois, aucun appel du dehors ne put me distraire. Je me suis mis plus tard sous la tutelle d’autres maîtres et que, depuis, j’ai de beaucoup préférés : Spinoza, Descartes, Leibniz, Nietzsche enfin ; je crois même m’être assez vite dégagé de cette première influence ; mais mon initiation philosophique, c’est à Schopenhauer, et à lui seul, que je la dois. »
       André Gide, Si le grain ne meurt.

9 commentaires:

  1. Encore un classique qui manque à ma culture philosophique, même si Schopenhauer n'est plus vraiment étudié de nos jours (je me demande d'ailleurs si on l'a jamais considéré autrement que comme un auteur mineur, englouti dans l'ombre des "stars" de la philosophie allemande du XIX: Hegel, Marx, Nietzsche, Husserl...). En ce qui me concerne, je ne vous surprendrais pas en disant que j'ai tendance à le voir depuis la position de Nietzsche, qui s'en inspire pour mieux le renverser...

    Schopenhauer me donne l'impression d'avoir radicalisé jusqu'à leurs ultimes conséquences les thèses de l'idéalisme (celui de Berkeley et Kant plutôt que celui de Hegel): La disjonction de la moralité et du bonheur (« Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclame la soumission. » -Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique), qui faisait du bonheur un idéal de l'imagination impossible à atteindre (« [L’homme moral] ne vit plus que par devoir, non parce qu’il trouve le moindre agrément à vivre. » -Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique), aboutit ici à une sorte de bouddhisme où l'individualité doit s'auto-anéantir, en termes nietzschéens, la volonté de puissance se retourne contre elle-même (« Mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie. » -Arthur Schopenhauer, La Métaphysique de la Mort (1818)). Même chose dans la théorie où de la connaissance où Schopenhauer, sur la base du kantisme qui affirme que le sujet constitue son objet, en vient à affirmer qu'il n'y a aucune réalité indépendante du sujet, thèse absurde s'il en est (« Les processus géologiques ayant précédé toute vie sur la terre se sont effectués sans aucune conscience; non dans la leur, puisqu'ils n’en ont pas: non dans une conscience étrangère, parce qu’il n’en existait pas. Ils n’avaient donc pas, par manque de tout sujet, d’existence objective, c’est-à-dire qu'ils n’existaient pas du tout. » -Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, Philosophie et science de la nature).

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  2. Oui, Schopenhauer est en effet un peu désuet, c’est un homme du XVIII ème siècle (il est né en 1788), avec un souci du style que n’ont pas eu ses successeurs (à part Nietzsche). Il est un peu mineur dans l’histoire de la philosophie, je ne vais pas le nier, mais il a eu une grande influence sur les hommes de lettres français (Maupassant, Gourmont, Proust, Gide, Houellebecq récemment, etc.). C’est un philosophe pour littérateurs, pas pour philosophes, c’est pour ça qu’il m’a plu dès le premier abord !

    En tout cas je vois que vous êtes bien informé sur sa philosophie, ce qui ne m’étonne pas de la part du responsable des Cahiers de l’Hydre et d’ Oratio Obscura ! Schopenhauer est issu de Kant et de Platon, plus que de Berkeley. Sa grande limite à mon avis, c’est sa morale du renoncement, qui est la seule partie de son système qu’il traite assez superficiellement, et qui n’a pas grand-chose à voir avec le ferme impératif catégorique kantien ou la voie du milieu bouddhiste. Tout cela débouche sur une morale complètement réactionnaire, anti-historique et anti-politique, et donc assez éloignée de vos préoccupations. En tout cas, si un jour il vous prend l’envie de le lire, je vous recommande de vous plonger directement dans « Le Monde comme volonté et comme représentation ». On a publié beaucoup d’opuscules de Schopenhauer issus des « Parerga », mais pour vraiment saisir l’ampleur et la cohérence de sa pensée, il faut lire « Le Monde », et rien d’autre.

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  3. Ah, cher Laconique, toujours aussi rigoureux pour faire le boulot ! Je l'ai déjà dit ici ou là, mais vous pondez avec la précision d'un métronome, et vos innombrables lecteurs éjaculent donc avec autant de régularité. Ménagez donc leur prostate, merde...

    Bon, je constate que Le Marginal Magnifique débarque après le commencement de la bataille, malgré sa promptitude à guetter le moindre mouvement sur le fameux Goût des lettres !
    Éh, lorsqu'il s'agit de philosophie on peut faire confiance au puissant sanglier bretteur pour être sur le coup avant tout le monde. D'ailleurs, ça faisait un bail qu'il s'était pas pointé par ici, ce sanglier. Je me demande bien où il était fourré... Enfin, peut-être ne vaut-il mieux pas le savoir. Contentons-nous d'apprécier sa présence.

    Je vais faire court niveau commentaire, cher Laconique, j'ai une flemme aigüe pour tout vous avouer et en plus il faut moi-même que j'alimente ma propre œuvre incessamment sous peu.

    C'est marrant que vous nous ressortiez ce bon vieux Schopenhauer, je ne m'y attendais pas. Enfin, à bien y réfléchir, ça peut se comprendre, je sais que vous êtes fan, que vous avez eu votre période, et il me semble bien même que vous nous avez gratifiés par le passé d'un billet ou deux sur le philosophe. On revient toujours vers ce qu'on aime !

    J'ai un peu lu Schopenhauer, mais contrairement à vous il n'a jamais été une révélation, bien qu'il y ait des trucs qui vaillent le coup. J'ai nettement préféré Nietzsche, il m'a bien plus marqué. Mais je serais aujourd'hui particulièrement en peine de discourir sur le sujet : j'ai eu ma période mais j'ai depuis belle lurette laissé tomber la philo. Je crois que ce n'est pas seulement "le système de Schopenhauer" qui est "profondément déprimant" mais toute cette discipline, cette science, je ne sais comment l'appeler, qui perturbe l'équilibre mental. Lorsque je m'adonnais à ce genre de lectures, moi aussi j'ai connu l'"une des périodes les plus tristes de ma vie". Entre les trop lucides qui vous flinguent le moral, comme Schopenhauer, et les masturbateurs vains, comme la plupart des philosophes du vingtième siècle, pas de quoi se régaler et voir la vie du bon côté... Seuls les antiques, au fond, sont sains et dignes d'intérêt.

    En tout cas, j'aime bien vos citations, ce Maupassant a bien clamsé. J'ai très envie de me refaire toutes ses nouvelles, c'est du très bon !

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    1. Le Marginal Magnifique semble bien curieux de mes activités. Il est vrai que la philosophie m'a tenu assez occupé ces derniers temps, je me penche sur l'ontologie de la vie (via Bergson et Simondon tout particulièrement).

      C'est vrai que ce n'est pas toujours l'extase, votre défiance vis-à-vis de cette activité n'est pas tout à fait infondée... Mais c'est au fond une question de dosage, cher Marginal Magnifique, il faut savoir se relaxer de temps à autre, profiter de la vie et non l'étudier perpétuellement.

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    2. Exact, cher Jonathan Razorback, tout, en effet, est "une question de dosage" ! Ce précepte est valable dans la plupart des cas. Mais que voulez-vous je suis un être entier et quand je me lance dans une activité c'est pour l'épuiser sans demi-mesure.

      Hum, je ne préfère pas savoir ce qui se cache derrière votre "profiter de la vie", j'imagine d'ailleurs sans me forcer que vous pouvez joindre l'utile et l'agréable, concilier ontologie et bondage.

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    3. Eh oui cher Marginal, j’essaie d’être régulier, parfois ça s’accélère un peu, parfois ça diminue un peu, ça dépend des saisons…

      En tout cas j’apprécie la pertinence de votre commentaire sur un sujet qui, je le sais, n’est pas ce que vous préférez. C’est d’ailleurs tout à votre honneur : vous préférez prendre les choses en main, vous frotter au concret, à toutes les dimensions du concret, et votre inclination se porte vers les théories qui permettent de maîtriser ce concret (concret que vous n’avez pas peur d’aborder dans les rues pour l’attirer dans vos filets, voire vos draps, mais je m’égare un peu…). Oui, le problème de la philosophie, souvent, c’est qu’elle crée une division en l’être (une « dissonance cognitive » diriez-vous) entre la vie et le discours sur la vie. Mais c’est le problème général d’un abus de lectures… Comme le dit pertinemment Jonathan Razorback, c’est une question de dosage, il faut éviter de devenir soit un rustre, soit un pur esprit dévitalisé et dévirilisé. Le problème à notre époque, c’est que la figure du rustre est fortement valorisée, dans la politique, le cinéma, etc., alors il faut de la personnalité pour résister au courant !

      Oui, Schopenhauer m’a vraiment marqué. Nietzsche, je n’ai jamais trop su par quel bout le prendre… Tandis que Schopenhauer, il suffit que je revoie mon volume du « Monde comme volonté et comme représentation » pour que ça éveille quelque chose en moi. Du coup j’ai relu quelques chapitres l’autre jour, mais je n’ai pas insisté. Le problème de Schopenhauer, c’est qu’il nie la liberté, la temporalité, la possibilité pour l’individu d’influer sur son expérience de la vie par son action propre. Et j’ai compris, à la lumière de ce que je pense aujourd’hui, en quoi cette lecture avait pu m’affecter il y a quelques années. Bon, j’en ai fait un petit article, parce que, et vos souvenirs vous trompent, je n’avais pas encore traité de cet auteur depuis l’inauguration de ce blog, et que je me suis dit que je lui devais bien ça. Mais je ne suis pas mécontent de passer à autre chose !

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  4. Moi la prostate, ça va:) Vous commencez à me connaître, je suis inconditionnelle de Platon , d'Aristote et leur filiation, Maître Eckhart et Saint Thomas d'Aquin.On m' a toujours enseigné que les philosophes allemands construisent de magnifiques palais de cristal avec des entrées si inaccessibles que les malheureux qui les cherchent finissent acculés au suicide.Je trouve votre article d'une grande sincérité, vous avancez sans certitude , avec un doute prudent et je serais peinée que vous tombassiez dans la sinistrose, ce qui visiblement est encore loin d'être le cas.

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  5. Je sais que vous appréciez non seulement Platon et Aristote, mais aussi et surtout Homère, chère Orfeenix ! Les Grecs avaient un sens unique de la beauté et de la précarité de la vie, et on sent que vous êtes sensible à cela. Oui, les philosophes allemands sont souvent déprimants. Quand j’avais vingt ans je me suis jeté dedans sans modération, et j’ai parfois goûté aux « Souffrances du jeune Werther »… Depuis, je me suis tourné vers Plutarque, Platon, Homère, la Bible, mais surtout vers l’expérience de voir la vie par soi-même, sans filtre, sans guide, avec tous les risques que cela comporte. Et j’ai peu à peu compris qu’il est moins pénible de souffrir par soi-même que de vouloir être heureux à travers les théories d’un autre !

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    1. C'est très bien dit tout ça, cher Laconique, et extrêmement juste !

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