28 janvier 2022

Michel Houellebecq : anéantir l'humanisme


Anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq, a suscité des réactions contrastées. Bien accueilli par le public, en termes de ventes tout du moins (le roman a pris sans surprise la première place des classements hebdomadaires de ventes de livres), il a divisé la critique. Les critiques proprement littéraires, comme Pierre Assouline ou Nelly Kaprièlian, ont souligné ses faiblesses, sa mollesse narrative qui confine au je-m'en-foutisme, son style indigent, l'ennui profond qui se dégage du livre. Pourtant, certains publicistes réactionnaires ou conservateurs, comme Eugénie Bastié ou Sylvain Rakotoarison, ont vu dans ce livre une peinture fidèle de l'époque, et surtout un ouvrage humaniste, une ode à l'amour, à la tendresse, à l'authenticité des rapports humains, de la part d'un auteur apaisé, qui croit encore en ses idéaux au sein d'une société de plus en plus glaciale et artificielle. Michel Houellebecq serait ainsi le dernier héraut de l'humanisme, un symbole de résistance des valeurs humaines au milieu d'un monde qui meurt. Tout cela, disons-le tout net, est profondément risible et ridicule, et témoigne avant tout de la perte de repères idéologiques et intellectuels d'une certaine partie de l'opinion prétendument éclairée, qui ne comprend plus, littéralement, ce qu'elle lit. Pour remédier à ce pénible malentendu qui semble se généraliser, cet article se propose de clarifier un peu les choses quant aux positions explicites de Michel Houellebecq (qui, lui, est très clair quant aux idées qu'il défend, c'est là un mérite qu'on peut aisément lui reconnaître).
À travers ses méandres verbeux et un peu vains, Anéantir livre une vision très cohérente de ce que doit être l'homme en 2022. On peut qualifier le roman de moral à sa façon, en ce qu'il trace des lignes de partage nettes entre des attitudes saines et appropriées, et d'autres qui sont inadaptées et condamnées explicitement par le narrateur. On se situe bien sur un plan axiologique, sur des jugements de valeurs. La thèse de l'article est la suivante : Michel Houellebecq – et une grande partie de son succès vient de là – épouse parfaitement la grille de valeurs de l'époque, et ne reconnaît plus que deux valeurs capables de justifier l'être humain : la compétence technique d'une part, la gratification émotionnello-sentimentale de l'autre. Tout le reste est méthodiquement condamné.
Tout d'abord, et c'est là que réside l'ironie de la chose, examinons ce que le narrateur d'Anéantir pense de « l'humanisme » (Houellebecq n'est-il pas le champion de l'humanisme d'après nos chroniqueurs modérés et conservateurs ?). Eh bien les « humanistes », dans le roman, sont évoqués à plusieurs reprises, notamment dans l'hypothèse d'un barrage au Rassemblement national au second tour de l'élection présidentielle, tel que notre pays semble en avoir pris l'habitude désormais. La stratégie de la majorité présidentielle (à laquelle le héros du livre appartient) est alors simple : « L'idée c'est de faire bouger les centristes humanistes, tu vois, les gros mous de l'école Duhamel, et si les gros mous se décident à bouger leurs gros culs, et disent qu'il faut être terrifiés, là ça fait la blague, on est dans les clous. » Plus loin, une « publication d'obédience humaniste » est raillée, de même que la notion de « dignité », avec laquelle le narrateur semble avoir un problème, puisqu'il y revient plusieurs fois (« Sans surprises, le commentateur avait décidé d'axer sa péroraison sur la dignité, ça faisait déjà pas mal d'années que la dignité avait le vent en poupe, mais cette fois de l'avis général le président avait envoyé du bois, son niveau de dignité avait été tout à fait exceptionnel. Au bout de quelques minutes, Paul coupa le son »).
Ces quelques aperçus correspondent parfaitement avec ce que Houellebecq a eu l'occasion d'exprimer ailleurs dans son œuvre à propos de la notion d'humanisme, et sont très révélateurs de sa grille de valeurs, pour qui prend la peine de s'arrêter un minimum sur le sens des mots.
La valeur cardinale, pour Houellebecq, nous l'avons dit, c'est l'expertise technique. Déjà, dans Les Particules élémentaires, le scientifique, Michel, qui changera le cours de l'histoire humaine, est opposé favorablement au littéraire et à l'humaniste, Bruno, qui finira en épave sous médication promenant son désespoir dans les « bars à putes » de Nice. On retrouve exactement cette distinction entre disciplines techniques (valorisées) et domaines esthétiques et moraux (condamnés sans pitié) dans Anéantir. Bruno Juste (c'est-à-dire Bruno Le Maire) est décrit comme un personnage assez fade et ennuyeux, dont toute l'existence se limite à des tâches d'ordre financier et administratif, mais il est présenté sous un jour très favorable en raison de l'exceptionnelle expertise technique dont il fait preuve dans le domaine qui est le sien (« Il incarnait à l'extrême le technicien connaissant ses dossiers »). De même, le personnage de Delano Durand est décrit comme un pur geek, en décalage par rapport aux normes sociales conventionnelles (« Avec son jogging crasseux trop grand de trois tailles, son petit ventre de buveur de bière et ses longs cheveux graisseux et sales, il présentait au monde l'image exacte du métalleux de base »), mais il fait l'objet d'un jugement au final tout à fait admiratif de la part des autres protagonistes, du fait là encore de sa dextérité technique dans le domaine du décryptage des messages codés (« Delano Durand arriva une dizaine de minutes en retard, aussi dépenaillé que d'habitude, mais Martin-Renaud ne lui fit aucune remarque ; au contraire, lorsqu'il s'effondra dans un fauteuil posé devant son bureau, il le considéra avec une sorte d'étonnement respectueux »).
On le voit, ce ne sont nullement les qualités proprement « humaines » de ses personnages qui suscitent l'approbation du narrateur d'Anéantir. Houellebecq se situe là dans la droite ligne de la doxa de notre époque qui, à travers ses héros de l'actualité et ses personnages de fiction, met toujours en avant la virtuosité technique aux dépens d'éventuelles valeurs morales (de Thomas Pesquet à James Bond). Aucune originalité de la part de Houellebecq sur ce plan-là, aucune inflexion « humaniste », bien au contraire.
La deuxième et dernière valeur prônée par Michel Houellebecq, c'est la sentimentalité bas de gamme, nécessairement physique et plus précisément sexuelle, en un mot ce que j’appellerais l'insertion dans le complexe émotionnello-sentimental. De ce point de vue encore, rien de nouveau pour ceux qui connaissent un peu son œuvre. Il vaut néanmoins la peine de s'y arrêter un instant. Les humanistes chrétiens comme Eugénie Bastié ou Sylvain Rakotoarison qui voient dans Anéantir un « grand roman porteur d'espérance » l'ont-ils vraiment lu ? Ont-ils bien compris que, comme à son habitude, Houellebecq place l'unique justification de l'existence dans le plaisir sexuel, et dans le plaisir sexuel stérile, en l'occurrence dans la pipe ? Citons quelques passages parmi une infinité d'autres : « Si son père pouvait bander, s'il pouvait lire et contempler le mouvement des feuilles agitées par le vent, alors, se dit Paul, il ne manquait absolument rien à sa vie. » « Ce fut une très longue pipe rêveuse – commencée un peu après 18 heures, elle s'acheva vers 21 heures – et elle lui apporta un plaisir immense, un des plus grands qu'il ait éprouvés de sa vie. » « Il sentait que bientôt, très bientôt, il allait abandonner en sa présence toute trace d'intimité, de pudeur ; alors ils seraient vraiment ensemble, davantage qu'ils ne l'avaient jamais été, ils seraient tous les deux en permanence comme ils l'étaient maintenant dans le sexe, ils traverseraient ensemble la vallée de l'ombre de la mort. Il y aurait de l'amour physique jusqu'au bout, elle s'arrangerait. D'une manière ou d'une autre, elle s'arrangerait. Et même si sa tumeur se mettait réellement à puer elle clignerait légèrement des yeux, se concentrerait sur la mise en sommeil de ses facultés olfactives et elle parviendrait à l'aimer. »
Ici encore, Houellebecq rejoint tout à fait la doxa dominante qui ne croit plus en rien, qui a évacué toute transcendance et qui réduit l'homme à ses sensations de plaisir et de douleur. Houellebecq est franc sur ce point, il se fiche de la « dignité », nous l'avons dit, il ne considère que le plaisir, là n'est pas le problème. Mais que penser d'une critique soi-disant « humaniste » qui valide et fait l'éloge d'une telle vision de la vie, et de la fin de vie ? Ces gens-là savent-ils encore lire ? Il a fallu quinze ans à la gauche pour comprendre que Houellebecq était un auteur de droite, combien de temps faudra-t-il à la droite humaniste et catholique pour comprendre que la sentimentalité sirupeuse de Houellebecq est aux antipodes de la liberté chrétienne, et qu'elle n'est en réalité que l'expression d'un conformisme marchand, régressif, égocentrique et profondément nihiliste ?
Tous les personnages d'Anéantir, de façon très cohérente, sont considérés à l'aune de cette double grille de valeurs. Bruno Juste, le ministre de l'Économie de la majorité présidentielle, est encensé, nous l'avons dit (« le plus grand ministre de l'Économie depuis Colbert », sic) en raison de ses compétences techniques. Il est donc sauvé. Il est même sauvé doublement, puisqu'il finit par trouver l'amour avec sa prof de fitness, Raksaneh. Certains personnages réussissent sur un plan et échouent sur l'autre. C'est le cas de Cécile, la sœur du personnage principal. Sur le plan des valeurs, c'est une chrétienne, une humaniste, elle est donc méprisable à ce titre (« Comme cela lui arrivait parfois, un dégoût soudain l'envahit alors pour la religion de sa sœur »). En revanche, comme la plupart des femmes, elle s'intègre de façon instinctive dans le complexe émotionnello-sentimental (« les relations humaines, ça la connaissait »). L'appréciation du narrateur sur Cécile est donc mitigée. Certains personnages, enfin, échouent sur les deux plans. C'est le cas d'Aurélien, le frère du narrateur. C'est un technicien, certes (quoi d'autre à notre époque ?), mais un technicien dans un domaine artistique, non fonctionnel, puisqu'il restaure des tapisseries médiévales. C'est un rêveur, un esthète, bref un raté (« Depuis qu'il est petit il est comme ça, il n'a jamais été dans le réel »). Contrairement à sa sœur, il échoue également sur le plan du complexe émotionnello-sentimental (« Quant aux filles il n'en avait pas connu, il en avait bien entendu croisé au lycée mais elles semblaient vivre dans un univers narcissique et bruyant, où les statuts sociaux Facebook et les marques de prêt-à-porter tenaient une place prépondérante, enfin c'était un univers dans lequel il n'avait pas sa place »), il est méprisé et écrasé par son épouse, et ce n'est pas une aventure de dernière minute avec une aide-soignante d'origine béninoise qui parviendra à le sauver, le mal était déjà fait. Esthète sensible perdu au milieu d'un monde de techniciens et de couples clos et fusionnels, il ne réussit pas à s'intégrer dans l'existence, et c'est logiquement qu'il finit par se pendre. Son suicide ne cause pas d'émoi particulier au personnage principal, qui le trouve en fin de compte justifié : « Sa mort avait été aussi absurde que sa vie. » Tel est le sort de ceux qui ne rentrent pas dans les cases dans l'univers de Michel Houellebecq.
La promotion de l’œuvre de Michel Houellebecq comme une œuvre d'espérance humaniste repose donc, on l'a vu, sur un contresens complet. Bien au contraire, Michel Houellebecq, désormais protégé des pressions inhérentes au système (si bien décrites dans Extension du domaine de la lutte), épouse et promeut totalement les forces anti-humanistes qui font tourner la machine : la technique, l'émotion. Son horizon ne va pas au-delà, et c'est pourquoi il bénéficie d'une telle répercussion dans les médias dominants et d'une telle faveur de la part du grand public (la façon dont Anéantir a été encensé par toute la presse féminine est particulièrement révélatrice). Le point commun de ces deux complexes (le complexe technicien, le complexe émotionnello-sentimental), c'est qu'ils reposent sur l'aliénation, sur la négation de la liberté. Le consumérisme technicien qui nous est imposé étouffe toute pensée alternative ou critique, il réduit l'homme à des pulsions binaires de plaisir et de rejet, il est indispensable pour faire tourner l'économie ; l'aliénation sentimentale détruit l'autonomie et l'indépendance des individus, les détourne d'une remise en cause du système, et les pousse également à la consommation et à l'acceptation du destin qui leur est fait. Ce sont là, véritablement, les deux mamelles du grand Moloch du monde moderne. Tout cela n'est pas nouveau. Après la publication des Particules élémentaires, en 1998, le magazine Lire titrait : « Michel Houellebecq, le sexe et le futur ». Le sexe et le futur. L'émotion et la technique. Tout est là. Contre l'humanisme. Contre la liberté. La même année, dans le magazine Les Inrockuptibles, Houellebecq, dont il faut une nouvelle fois louer la cohérence, déclarait : « Tout ennemi de la liberté individuelle peut devenir un allié objectif. Je n'ai qu'un ennemi : le libertaire, le libéral. » Difficile d'être plus clair.
Alors, peut-on considérer Houellebecq comme un grand humaniste, et Anéantir comme un grand roman humaniste ? La réponse ne fait pas vraiment de doute. Michel Houellebecq, dont le visage ravagé témoigne d'une si grande tristesse, d'un si grand désarroi, a totalement renoncé à ce qui faisait le propre de la dignité humaine : la tension vers la liberté, la supériorité de l'individu et de ses valeurs par rapport à ses émotions et à ses sensations, la transcendance, le fait de s'engager dans une conception et une appréhension non fonctionnelles de l'existence. De son propre aveu, il n'éprouve que dégoût pour tout cela. Son œuvre en témoigne de façon limpide : il a abdiqué, il a porté jusqu'au dernier degré l'abdication de la liberté humaine face aux forces ténébreuses et démoniaques qui tentent de l'asservir.

8 commentaires:

  1. Un compte-rendu de fort bonne qualité, cher Laconique !

    Je suis surpris du contre-sens d'Eugénie Bastié. Je l'ai un peu écouté sur Youtube, et en dépit du gouffre idéologique qui nous sépare, elle m'a paru assez intelligente et équilibrée, dans le genre droite conservatrice.

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    1. Merci à vous, cher Johnathan Razorback. J'écoute petit à petit vos podcasts sur Odyssée, et j'essaie de faire preuve de la même rigueur conceptuelle que vous (aux dépens de la concision sur ce coup-là).

      La droite essaie de récupérer Houellebecq, à juste titre sur certains points, mais elle s'aveugle complètement sur le fond de sa pensée (qui pourtant est très claire !).

      Oui, Eugénie Bastié est assez douée pour mettre en avant les absurdités d'un certain progressisme « woke ». Sur ce coup-là elle a été attrapée par la corde sensible, comme la presse féminine d'ailleurs, qui porte exactement le même jugement qu'elle sur le bouquin.

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  2. Pour ma part, je n'ai jamais lu Houellebecq autrement qu'à travers le prisme de l'ironie. Il ne me semble pas possible que des mots comme « les relations humaines, ça la connaissait », ne soient pas à considérer comme une forme de parodie des discours dominants de notre époque. Il en va de même pour l'éloge des professions techniciennes, ou pour le respect accordé à des personnes qui n'ont d'autre talent que technicien.

    Ironie ou pas, il est vrai cependant que ce roman risque de contribuer à la dévitalisation de notre temps.

    Avez-vous lu la critique qu'en a fait Juan Asensio ?

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    1. Oui, vous avez raison, chère Colimasson, il y a de l'ironie chez Houellebecq, notamment dans la phrase que vous citez. Mais enfin l'ironie est un procédé assez perceptible, et je pense Houellebecq tout à fait sincère dans son admiration des techniciens (notamment scientifiques, cf. Les Particules élémentaires), et dans sa conviction que les valeurs humanistes sont des vieilles lunes complètement dépassées. On peut faire de l'ironie sur quelques lignes, pas sur huit romans, or c'est une véritable « scie » chez lui, il joue beaucoup du décalage entre des idéaux et des valeurs dépassés d'une part, et le prosaïsme du quotidien de l'autre, c'est un véritable procédé. Il respecte la pitié, la tendresse, etc., mais à un niveau viscéral, vécu, pas du tout idéologique ou moral, il se distingue complètement des humanistes de droite sur ce plan.

      J'ai un peu lu la critique de Juan Asensio (découverte via Twitter). Elle est un peu longue, mais certaines formules tapent juste. En toute modestie, je préfère la mienne !

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    2. Je préfère largement la vôtre également.

      L'ironie chez Houellebecq est surtout un procédé commercial. Tant qu'il n'avait pas encore fait de ce procédé sa marque littéraire, l'ironie avait chez Houellebecq un certain intérêt. A présent, nous pouvons presque prédire chacune de ses vannes avant de les lire.

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    3. "Je préfère largement la vôtre également."

      Merci à vous :)

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  3. Comme vous y allez, cher Laconique! Vous n'avez de cesse d'anéantir ce pauvre Michel... N'oublions pas qu'il écrit des romans, pas des essais, même si ce genre permet évidemment d'exprimer sa vision du monde. Bref, que l'on soit d'accord ou pas avec la vision mise en œuvre, je pense qu'il serait sage d'analyser ce dernier opus comme objet artistique aussi.

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    1. Ma foi, cher Marginal, j'ai eu l'occasion de m'exprimer sur l'art romanesque d'Anéantir dans mon précédent billet.

      Et je ne m'en prends pas tellement à Houellebecq ici – ses idées n'ont pas changé depuis son premier roman, rien de nouveau sous le soleil –, mais plutôt à tout le courant « humaniste » qui essaie désespérément de le récupérer. C'est un vrai mouvement de fond, au moins trois ou quatre articles sur le site catholique Aleteia. C'est délirant, et tellement stupide, ces gens ne savent plus à quel saint se vouer, et il fallait que quelqu'un le dénonçât !

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